La date limite pour la remise des offres des agences candidates au remplacement des F-16 belges était fixée au 7 septembre dernier. Trois agences étaient encore en lice avec les avions Rafale, Eurofighter et F-35. À la surprise générale, la Direction générale de l’Armement (DGA), qui représente Dassault, a choisi de ne pas présenter d’offre dans le cadre du Request for Governement Proposal (RfGP) mais de traiter directement avec le gouvernement belge dans le cadre d’un « partenariat approfondi et structurant ». L’offre a mis le gouvernement dans l’embarras, tiraillé entre ses différentes visions politiques et le respect du processus de sélection approuvé par le conseil des ministres du 17 mars 2017.
Crédit photo: F-16 belge (Creative Commons CC0)

La remise des offres

Selon le RfGP, les agences candidates devaient remettre le 7 septembre dernier, trois types de documents : les réponses au Information Request Table (164 questions précises sur tous les aspects techniques de l’avion), un Cost Data Table (tous les coûts d’acquisition et de fonctionnement) et enfin un projet de Mémorandum d’accord sur le futur partenariat entre le gouvernement belge et le gouvernement vendeur du futur avion de la Dimension capacitaire air[1]. Ces offres seront ensuite vérifiées et affinées jusqu’à parvenir à la « best and final offer » pour le 14 février 2018.

Deux offres sont effectivement parvenues au bureau ACCaP (Air Combat Capability Program), qui gère au sein de la Défense le processus de sélection : l’offre américaine pour le F-35 et l’offre britannique pour l’Eurofighter. Le 6 septembre, la ministre française des Armées, Florence Parly, communiquait via une lettre de trois pages adressée au ministre belge de la Défense que la DGA ne répondrait pas à l’appel d’offre tout en proposant au gouvernement belge un « partenariat approfondi et structurant » qui comprendrait « une coopération approfondie entre nos deux armées de l’air dans les domaines opérationnels, de formation et de soutien, ainsi qu’une coopération industrielle et technique impliquant des entreprises des deux pays. »[2] La Défense a été la première surprise de ce mouvement, rien ne laissant présager une réponse alternative de Dassault lors des discussions avec l’ACCaP[3].

Si, dans sa communication, la France explique que son offre dépasse le simple achat d’avions, il faut se souvenir que ce partenariat constitue une demande du gouvernement belge qui se figurait déjà dans le RfGP. « La Défense belge a identifié un certain nombre d’activités de soutien qui dans certains cas ne sont plus fournies par la Défense belge et pour lesquelles une collaboration militaire étroite avec le pays partenaire est recherchée. »[4] Parmi les pistes de collaboration avancées par la Défense belge figurent la coopération sur la maintenance des systèmes d’armes, sur les déploiements en opérations et sur l’entraînement du personnel. L’offre de Dassault n’apporterait donc rien de plus que ce qui était demandé dans le RfGP et que ses concurrents ont probablement également proposé dans ce cadre. La seule différence pourrait être la promesse d’une collaboration autour d’un hypothétique futur avion de combat (voir ci-dessous).

Le RfGP et Dassault

Lors du salon du Bourget, Éric Trappier, PDG de Dassault, avait exprimé des doutes sur le RfGP, estimant que le choix serait plus politique que technique mais que Dassault jouerait le jeu de l’appel d’offres[5]. Selon d’autres sources, ce serait Éric Trappier lui-même qui aurait convaincu le ministère des Armées de jouer la carte politique[6]. Du côté de la Défense, on assure avoir voulu jouer la transparence et avoir ouvert le jeu au maximum. Que reproche Dassault au RfGP ? Quelques éléments minimes pourraient défavoriser le Rafale par rapport au F-35, comme la non-prise en compte du relief dans les scénarios tactiques, qui privilégie un avion furtif plutôt qu’un avion capable de faire du « low flying »[7]. Ceci dit, la Défense belge peut avoir estimé nécessaire d’être capable d’intervenir quelles que soient les conditions géographiques du terrain. Le RfGP n’apparaît pas comme favorisant l’un ou l’autre appareil. Dassault a en tous cas misé très gros sur ce qui semble être un quitte ou double politique mal embarqué.

Un problème juridique

La France a donc choisi la voie politique au lieu de respecter la procédure de sélection établie par le gouvernement belge et gérée par la Défense. L’enjeu pour le gouvernement a donc été d’évaluer le statut juridique de l’offre française. Deux analyses juridiques ont été réalisées, une par le service juridique de la Défense, une autre demandée au cabinet d’avocats spécialisé Stibbe par le cabinet de la Défense. Les deux avis se sont révélés négatifs sur la validité de l’offre française (absence de réponse aux questions posées par le RfGP – questions techniques, coûts et projet de Mémorandum d’accord –, rédaction de la lettre en français). Malgré les deux avis négatifs, le gouvernement, poussé par le ministre des Affaires étrangères Didier Reynders, n’a pas formellement rejeté l’offre française, assurant « parler à tout le monde »[8].

Entretemps, le gouvernement français a fourni au ministre de la Défense Vandeput une analyse juridique sur le RfGP belge et ses marges de manœuvre par rapport à celui-ci. Il semble en réalité que les deux gouvernements aient des interprétations différentes du droit européen. Si effectivement le RfGP est un appel à proposition pour un contrat de gouvernement à gouvernement qui constitue une exception à la directive européenne 2009/81/CE[9] sur les marchés publics de Défense, il n’en reste pas moins que cette exception doit respecter les principes généraux du droit européen (égalité de traitement, respect du fait énoncé). Les autorités françaises semblent avoir une approche qui ressort davantage de la « raison d’État », laissant les coudées franches aux autorités nationales.

Un nouvel avis juridique a été demandé par le Kern, qui sera en fait une réarticulation des arguments belges déjà évoqués, tant les positions de départ françaises et belges semblent éloignées. Il est important de comprendre que l’on parle ici d’un « risque juridique ». Le domaine de la régulation des acquisitions de défense au niveau européen étant relativement neuf et n’ayant pas fait l’objet d’une jurisprudence étendue, il est difficile de dire ce qui est conforme ou pas à la législation européenne.

La collaboration autour d’un futur avion de combat

Dans sa lettre adressée au ministre de la Défense, la ministre française des Armées a évoqué une coopération avec la Belgique autour d’un avion de combat franco-allemand. En juillet dernier, Emmanuel Macron et Angela Merkel annonçaient en effet leur volonté de développer un avion de combat commun. Il ne s’agit pour l’instant que d’une lettre d’intention qui déboucherait sur une feuille de route en 2018. Plusieurs inconnues sont soulevées par ce projet. Premièrement sur le calendrier, l’Allemagne doit remplacer ses avions Tornado à court terme (2025-2030) de même que la France ses Mirage 2000 (2030). Cet horizon est toutefois beaucoup trop proche pour que le nouvel avion européen puisse être développé, il s’agirait donc d’un remplaçant aux Eurofighter et Rafale actuels à l’horizon 2040-2045. Entretemps, la France semble s’orienter vers un Rafale modernisé (standard F4) et l’Allemagne vers un achat sur étagère avec un intérêt tout particulier pour le F-35[10], considéré comme un « benchmark » en termes d’avion de combat moderne[11].

Une deuxième interrogation concerne le maître d’œuvre de ce projet. Airbus a présenté début novembre lors de la conférence IQPC International Fighter à Berlin une esquisse des capacités d’un nouvel avion dénommé New Fighter. Le PDG d’Airbus Defence, Dirk Hoke, a déclaré, « dans l’hypothèse où la volonté politique nécessaire est là, Airbus propose de conduire la coopération avec ses partenaires européens et de façonner ainsi cet aspect de notre futur européen commun.»[12] De son côté, Dassault déclarait par la voix de son PDG Éric Trappier : « Dassault Aviation doit être « leader naturel » dans ce programme franco-allemand en raison de son expérience dans le développement et la construction d’avions de combat. » Le choix de l’avion de Dassault et la participation de la Belgique à un programme d’avion de combat futur semblent ne pas être liés. En effet, le programme d’avion franco-allemand de combat futur a vocation à être étendu à d’autres pays européens[13]. La Belgique pourrait donc prendre le train en marche lorsque la feuille de route sera dessinée en 2018.

Il faut également rappeler que la France est déjà engagée depuis les accords de Lancaster House dans la production du Future Air Combat System avec les Britanniques sous la forme d’un drone de combat. Prévu pour entrer en service vers 2025, quel sera sa place dans les flottes aériennes françaises et européennes ?

Quel est l’enjeu de l’inclusion ou non de la candidature française ?

Au-delà du choix du nouvel avion pour la Dimension capacitaire air se pose la question du processus par lequel la Belgique achète ses systèmes d’armes. Le RfGP, en posant un grand nombre de questions techniques sur les capacités et les coûts des différents appareils, établit une matrice qui permet une vraie comparaison des candidats. La candidature française, qui se limite à une lettre de trois pages, ne fournit aucune de ces informations.

Un deuxième problème est celui de la transparence. Le RfGP est disponible en accès libre, ce que peu de gouvernements ont permis lors de leurs programmes d’achats militaires majeurs. Dans le cadre du RfGP, toutes les données liées au traitement des informations fournies par les agences candidates et leur évaluation par les experts de la Défense et du SPF Économie sont conservées pour le cas où le Parlement ou la Cour des comptes voudraient les examiner[14]. Rien de tout cela n’est disponible pour les discussions d’alcôves qui se déroulent au niveau politique et diplomatique alors même que le manque de transparence dans ce genre de contrat peut aboutir à des dérives que nous avons connues dans le passé.

L’auteur

Denis Jacqmin est chercheur au GRIP, dans l’axe « armes légères et transferts d’armes ». Il a travaillé pour le SPF Affaires étrangères et a été observateur international pour les missions SMM Ukraine (2014‑2015) et EUMM Georgia (2012-2013).

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pdf Remplacement des F-16: complications juridiques et diplomatiques


[1]. Nouveau nom de la Composante Air dans la Vision stratégique présentée par le ministre Vandeput le 29 juin 2016.

[2]. « Le retrait de la France de l’appel d’offres ouvre la voie au F-35 », La Libre, 8 septembre 2017.

[3]. « Vandeput sur le remplacement des F-16 : la France n’a pas répondu dans les règles à l’appel d’offres », La Libre, 4 octobre 2017.

[4]. Request for Government Proposal, p. 29.

[5]. « La question que l’on se pose tous, c’est : est-ce que les jeux sont faits? », L’Écho, 17 juin 2017.

[6]. « Le Rafale conserve encore ses chances pour remplacer le F-16 », La Libre, 11 septembre 2017.

[7]. « Rebondissements et enjeux de l’appel d’offre belge pour le remplacement des F-16 », Portail Aviation, 13 septembre 2017. D’autres critiques telles que l’équipement des pods de désignation laser semblent assez peu pertinentes car non adaptées aux besoins belges.

[8]. « Le gouvernement reporte le dossier F-16 : MR et NVA ridiculisent la Belgique », La Libre,
6 octobre 2017.

[9]. Directive 2009/81/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité. Cette directive a été transposée en droit belge via la loi relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services dans les domaines de la défense et de la sécurité du 13 août 2011.

[10]. « Germany declares preference for F-35 to replace Tornado », IHS Jane’s, 8 novembre 2017.

[11]. « Generational changes », Aviation Week & Space Technology, 13-26 novembre, p. 20-21.

[12]. « Airbus veut diriger le programme d’avion de combat franco-allemand », Zone Militaire, 6 novembre 2017.

[13]. « Le projet d’avion de combat franco-allemand finalement européen ? », L’Opinion, 11 novembre 2017.

[14]. Denis Jacqmin, « Le remplacement des F-16 belges. Processus et enjeux », Rapports du GRIP 2017/6, p. 35.

Voir également: