Entretien de Gérald Papy, journaliste au Vif, avec Samuel Longuet, chercheur au GRIP
Le GRIP republie en accès libre cet entretien initialement publié le 2 février 2023 dans les colonnes de l’hebdomadaire Le Vif[1], alors que la livraison de chars lourds à Kyiv avait suscité un vif débat avant d’être finalement actée. Entre la prudence allemande et les pressions polonaises, la question d’un basculement des rapports de forces au sein de l’OTAN s’était posée.
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La guerre ne met-elle pas de plus en plus en lumière la dépendance militaire de l’Europe envers les États-Unis ?
Les Européens sont dépendants des Américains sur beaucoup de points, notamment les capacités de renseignement, d’organisation et de planification. Mais pour le matériel, quand on voit ce dont l’Ukraine a besoin et ce dont les Européens disposent, l’Europe aurait de quoi se défendre même sans l’aide des États-Unis si les Russes étaient assez inconscients pour attaquer un État européen hors Ukraine. Aujourd’hui, la question est de savoir ce que l’on peut se permettre de donner à l’Ukraine. Sur ce point, il faut bien reconnaître que les Américains ont des stocks beaucoup plus importants et une gestion différente de ceux-ci, qui les autorisent à livrer plus d’armements. En comparaison des pays de l’UE, les États-Unis ont des dépenses de défense énormes en parts de leur produit intérieur brut (PIB). De ce fait, ils disposent de stocks gigantesques. Depuis le début de la guerre, ils ont donné un tiers de leurs missiles Javelin aux Ukrainiens. Il leur en reste 14 000. Ils ne se sont pas affolés plus que cela. Ils ont mis en place un plan qui leur permettra de reconstituer leur stock en une décennie.
À qui le rapport de force est-il favorable, en matière de budgets militaires, entre la Russie et l’Union européenne ?
Selon les chiffres du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), les États de l’Union européenne dépensaient, en 2021, 3,9 fois plus que la Russie pour leur défense, et les États européens de l’OTAN, donc sans les États-Unis, le Canada et la Turquie, 4,8 fois plus. Même si la Russie décidait d’attaquer la Pologne après l’Ukraine, ce que je ne crois pas, les dépenses de défense en Europe devraient permettre de faire face à l’armée russe. Et si, en dépensant autant, on n’y arrive pas, c’est que l’on a un problème de choix dans la façon dont on dépense, notamment ensemble.
Quelques précisions sur le rapport de force entre la Russie et les États européens de l’OTAN
L’invasion russe du 24 février 2022 a réactualisé un débat qui s’était déployé en 2019 et 2021 sur une supposée dépendance militaire de l’Europe aux États-Unis. En 2019, l’International Institute for Strategic Studies (IISS) publiait une étude partant d’un scénario de sortie de l’OTAN par les États-Unis et d’invasion russe de la Lituanie et d’une partie de la Pologne[2]. La conclusion de cette étude était que, sans l’aide des États-Unis, les États européens de l’OTAN seraient incapables de reprendre à la Russie le territoire qu’elle avait conquis à moins d’augmenter significativement leurs capacités militaires et leurs dépenses de défense. Barry Posen avait critiqué cette conclusion, jugeant les hypothèses de l’étude de l’IISS très défavorables aux Européens, et concluait quant à lui que les forces européennes seules étaient en mesure d’empêcher la Russie de reconquérir son empire soviétique[3]. Plusieurs politologues s’étaient joints à la discussion qui était devenue une controverse scientifique[4]. Comme je l’exposais dans cet entretien en février, puis dans une conférence à Namur en juin dernier[5], l’argument développé par Posen me semble plus convaincant que celui de ses contradicteurs quand on observe tant les dépenses que les capacités militaires des États européens en parallèle de celles de la Russie. En outre, les difficultés de l’armée russe en Ukraine depuis un an et demi me laissent assez dubitatif sur sa capacité à défaire l’armée polonaise en deux semaines (ce qui était l’une des hypothèses de l’étude de l’IISS en 2019). |
Pourquoi Olaf Scholz a-t-il lié sa décision sur les chars Leopard 2 à celle des États-Unis sur les chars Abrams ?
C’est difficile à dire. Il existe plusieurs hypothèses. L’une est qu’il ne voulait pas franchir ce pas sans que la principale puissance de l’OTAN le fasse avec lui, dans une logique de limitation d’éventuels risques d’escalade. Une autre relève des questions opérationnelles. Les Allemands n’ont pas très envie de laisser les Russes s’entraîner à tirer sur les chars Leopard et acquérir une expertise dans ce combat. Les Allemands ont dû se dire qu’ils pouvaient « sacrifier » le secret des capacités matérielles de leurs chars à condition que les Américains en fassent autant avec leurs Abrams.
Se faire subtiliser des secrets de fabrication, est-ce une hantise ?
Chaque char a ses capacités de manœuvre, son blindage, sa distance de tir maximale et sa précision. Ces données sont « secret défense ». Or, les Russes pourront les tester. La question se pose pour tous les matériels à haute valeur technologique livrés à l’Ukraine. C’est l’une des raisons pour lesquelles les Américains ont été aussi tièdes à envoyer des systèmes de défense antimissiles Patriot. Il ne faudrait surtout pas qu’un missile Patriot retombe sur un territoire contrôlé par les Russes et que ceux-ci puissent le dépiauter et apprendre ce qu’il recèle. C’est sans doute pour cela qu’il y a des caveats (NDLR : en droit militaire, des réserves d’utilisation) sur l’endroit où ils seront placés de façon à limiter les risques qu’un missile s’égare côté russe.
Cela vaut aussi pour les chars ?
Des bruits de couloir circulent concernant des caveats qui auraient aussi été émis sur l’usage des chars. Il s’agirait de s’assurer qu’ils ne serviraient qu’à reconquérir les parties du territoire ukrainien légales en droit international et pas à pousser un avantage en Russie. Cela laisse toutefois pendante la question de la Crimée qui est légalement ukrainienne mais que les Russes considèrent comme russe.
On voit la Pologne jouer un rôle politique et militaire important dans la guerre pour des raisons historiques et géographiques. Sa place au sein de l’OTAN est-elle renforcée ?
Cela dépendra de plusieurs facteurs, notamment du renforcement de son appareil militaire. A l’OTAN, les décisions sont prises par consensus. Le veto d’un seul membre peut suffire à suspendre directement une décision collective. De ce point de vue, les Polonais n’auront pas le moyen de tordre le bras à qui que ce soit, de la même façon que les États-Unis n’ont pas eu la possibilité de le faire lorsqu’ils ont déclenché leur guerre en Irak, en 2003. La France et l’Allemagne ont dit qu’elles n’y participeraient pas et qu’elles ne voulaient pas que les structures de l’OTAN soient utilisées dans ce cadre, ce qui a été respecté.
Quant à un déplacement du centre de gravité de l’OTAN vers l’Europe de l’Est, évoqué aussi à propos de l’Union européenne, il faut être conscient de certains grands équilibres économiques. Le PIB de la France et celui de l’Allemagne représentent 42 % du PIB de l’UE alors que si vous additionnez ceux de la Pologne, de la République tchèque et des pays baltes, cela représente 6,5 % du PIB de l’UE. On ne parle pas de la même puissance économique. Cela signifie notamment que la France peut se permettre de dépenser en pourcentage du PIB quatre fois moins que la Pologne et quand même égaler en valeur absolue les dépenses de Varsovie. La puissance économique compte aussi. Comparé à un mastodonte comme l’Allemagne, la Pologne reste économiquement un petit pays en Europe. Je crois donc assez peu à un basculement du centre de gravité de l’OTAN et de l’Union européenne vers l’est. De surcroît, il faut s’interroger sur la solidité de la position polonaise. Il y a aussi des signaux qui font douter de la fiabilité de la Pologne en tant que partenaire. On l’a vu quand le gouvernement de Varsovie a affirmé qu’il enverrait des chars Leopard à l’Ukraine même sans autorisation de l’Allemagne. On l’a observé aussi à l’échelon de l’Union européenne sur les questions des droits fondamentaux et du respect de l’État de droit. Ce n’est pas seulement l’Europe occidentale qui s’éloigne de la Pologne, c’est aussi la Pologne qui, par ses déclarations, est en train de s’isoler et de s’éloigner du reste de l’Europe.
La tendance des pays d’Europe centrale et de l’Est à favoriser le partenariat avec les États-Unis en matière de défense se confirme-t-elle ?
Pour les équipements, la Pologne a fait le choix de privilégier le partenariat avec les États-Unis, voire avec la Corée du Sud, plutôt qu’avec l’Europe. Cette tendance n’est pas nouvelle. La Pologne et les États baltes ont soutenu l’intervention américaine en Irak en 2003. Cet atlantisme a sans doute été renforcé par une perception accrue de la menace russe qui redevient très réelle pour ces pays. Quand ils voient les chars russes déferler en Ukraine, les Polonais et les Baltes ont des flash-back de l’époque soviétique. C’est compréhensible quand on a vécu pratiquement un demi-siècle sous domination étrangère. Mais cela crée un paradoxe par rapport à la défense européenne. Ses défenseurs justifient son utilité par une possible attaque des Russes à la frontière orientale de l’Europe alors même que les États qui s’y trouvent font le choix de la défense de l’OTAN, centrée sur les États-Unis. L’Europe veut défendre des États qui, eux-mêmes, ne font pas le choix de l’Europe.
L’autonomie européenne de défense est-elle vouée à rester un vœu pieu ?
Un certain nombre de collaborations sont tout de même lancées pour créer de futurs armements en Europe sans intervention directe des États-Unis, notamment des projets de char germano-français, d’avion franco-germano-espagnol ou d’avion britannico-italo-japonais. La question de l’autonomie de défense européenne dépendra surtout de l’évolution des budgets, de la mise en commun des capacités… Cela étant, je ne suis pas convaincu qu’il faille augmenter les dépenses de défense par principe alors que l’on connaît une période d’accroissement de dépenses pour surmonter les crises sociale, énergétique et climatique. Il faut approfondir la réflexion sur l’objectif de ces hausses annoncées des budgets de la défense. L’idée ne doit pas être de devenir une sorte d’États-Unis bis. Les Américains ont dépensé 8 000 milliards de dollars en vingt ans dans la guerre contre le terrorisme pour finalement être boutés hors de l’Afghanistan en demandant aux talibans de protéger l’aéroport de Kaboul contre les attaques de l’État islamique… Je ne suis pas certain qu’il vaille le coup de mettre des milliards de dollars dans ce type de défense.
La défense européenne a-t-elle plutôt marqué ou perdu des points depuis le début de la guerre ?
Tout dépend ce qu’on entend par autonomie. Prenez Olaf Scholz. Je trouve qu’il a plutôt marqué des points. Certains commentateurs jugent qu’il s’est couché devant les États-Unis sur la question des livraisons de chars. Je trouve, au contraire, qu’il a engagé un bras de fer avec les États-Unis et qu’il l’a gagné. Les Américains ont accepté de livrer des Abrams. Olaf Scholz a montré que les Européens ne sont pas prêts à suivre aveuglément les directives américaines et qu’ils ont des points de vue nationaux à faire valoir.
[1] PAPY Gérald, « L’Otan à l’épreuve de la guerre », Le Vif, 2 février 2023, p. 20-23. Également publié en ligne : PAPY Gérald, « Guerre en Ukraine : “Il n’y aura pas de déplacement du centre de gravité de l’Otan vers l’Europe de l’est” », Le Vif, 2 février 2023. Quelques corrections mineures et un encadré ont été ajoutés à ce texte.
[2] BARRY Ben et al., « Defending Europe: scenario-based capability requirements for NATO’s European members », IISS, avril 2019, 51 pages.
[3] POSEN Barry R., « Europe Can Defend Itself », Survival, vol. 62, n° 6, décembre 2020, p. 7-34.
[4] MEIJER Hugo et BROOKS Stephen G., « Illusions of Autonomy: Why Europe Cannot Provide for Its Security If the United States Pulls Back », International Security, vol. 45, n°4, printemps 2021, p. 7-43 ; « Forum: Can Europe Defend Itself? », Survival, vol. 63, n° 1, février-mars 2021, p. 17-49 ; IISS, « Can Europe defend itself? », YouTube, 8 mars 2021.
[5] « Conférence : L’Europe doit-elle se réarmer », GRIP, 20 juin 2023.
Crédit photo: NATO flags fly over a static display during DV Day (U.S. Army photo by Charles Rosemond, Training Support Team Orzysz)