La constitution d’une armée européenne intégrée et capable d’agir de façon autonome impose de répondre à la question de savoir « avec qui » ? Quels États européens en seraient les fondateurs ?

Pour répondre à cette question, en s’éloignant des circonstances politiques qui sont susceptibles de changer à tout moment, posons le postulat qu’il existe dans toute construction institutionnelle complexe – c’est-à-dire formée d’entités inégales, qu’il s’agisse d’une simple copropriété, d’un État fédéral ou de l’Union européenne – un triangle d’incompatibilité entre les principes d’unité, d’efficacité et d’unanimité : on ne peut satisfaire que deux de ces principes à la fois. Si l’on admet ce postulat, trois types d’architecture sont envisageables.

L’architecture « inclusive » permet d’atteindre l’unité tout en préservant l’unanimité, c’est-à-dire le caractère souverain des États faisant partie de l’ensemble considéré. Le prix à payer en est une plus ou moins grande inefficacité.

Le concept d’« avant-garde » vise au contraire à atteindre l’efficacité tout en préservant l’unanimité dans la prise de décision, mais au détriment de l’unité du groupe : seul un nombre restreint de participants sont admis, ou à tout le moins ceux qui le veulent et qui le peuvent. Cette voie, historiquement datée, n’a jamais rien produit de tangible dans le domaine de la défense et semble désormais impraticable.

C’est pourquoi il nous faut aujourd’hui considérer la seule architecture qui n’a jamais été tentée en matière de défense, alors même qu’elle a fait ses preuves dans d’autres domaines, en particulier celui de la politique monétaire, et qui permet de préserver l’unité sans renoncer à l’efficacité. C’est celle d’un Eurogroupe de défense dans lequel les décisions seraient prises à la majorité qualifiée.

Cet Éclairage fait partie d'une série de 5 textes rédigés par Frédéric Mauro et Olivier Jehin, sur le concept d’armée européenne. Ces textes traduisent l’opinion de leurs auteurs mais ne reflètent pas nécessairement les positions du GRIP. Le GRIP a décidé de les diffuser, en collaboration avec l’IRIS, en tant que contribution constructive au débat nécessaire sur l’avenir d’une défense européenne commune.

L’inclusivité ne mènera jamais à l’armée européenne

Le principe d’inclusivité est le fondement des traités européens. Ces derniers ne prévoient en réalité que des exceptions au principe général selon lequel l’ensemble des États membres participent à toutes les activités. Ces exceptions prennent la forme de dispositions taillées sur mesure pour certains pays, les opt-in ou opt-out, de coopérations renforcées dans certains domaines, de programmes ou d’entreprises communes à un nombre restreint de pays comme par exemple dans le programme-cadre de recherche ou encore la possibilité qu’un groupe d’États membres puisse entreprendre une opération militaire sur mandat de l’Union.

C’est également sur ce principe qu’est fondée la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) : tous les États, à l’exception du Danemark, en font partie et quasiment toutes les décisions se prennent à l’unanimité dans un cadre qui reste strictement intergouvernemental.

Or, il faut bien l’admettre, jusqu’à présent l’unanimité a paralysé les décisions les plus importantes impliquant l’usage de la force et a conduit à des accords qui impliquent peu les États membres ou qui reposent sur le plus petit commun dénominateur. Certes, trente-cinq opérations extérieures ont été lancées au titre de la PSDC. Mais parmi elles combien ont changé le cours des choses ? Quelle énergie déployée pour quels résultats ? Mis a à part quelques success-stories, telles que l’opération Artémis en RDC, l’histoire de la PSDC est un long catalogue de blocages, d’inactions et de déceptions.

Il y a peu de chances que cela change. Pourrait-on envisager que l’Union européenne envoie, à l’unanimité de ses États membre, une force de maintien de la paix au Mali, en Libye ou même en Syrie ? Pourtant c’est bien pour ce type de crises qu’ont été conçues les « missions les plus exigeantes » de la PSDC.

Sans changement dans sa gouvernance, la PSDC est condamnée à vivoter comme elle le fait depuis quinze ans. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, une armée européenne bâtie sur ce modèle subirait les mêmes avanies.

Cela d’autant plus que certains États sont ouvertement hostiles à l’idée même d’autonomie stratégique et feront tout pour bloquer les avancées vers l’armée européenne. Le Royaume-Uni sortira peut-être de l’Union. Mais d’autres États sont déjà prêts à jouer le rôle qui fût le sien au seul profit des États-Unis et des adversaires de l’Union européenne.

Le concept d’avant-garde est désormais impraticable

L’idée d’une « avant-garde » formée par un petit nombre d’États est une idée dérivée dans le domaine militaire de l’euro dans le domaine économique et monétaire. Elle est-elle même sous-tendue par le postulat, toujours d’actualité, que tous les pays ne veulent pas d’une défense européenne et qu’il est donc inutile d’essayer de les convaincre de son utilité. Autant faire les choses entre ceux « qui le veulent et qui le peuvent », tout en restant dans un cadre intergouvernemental.

Cette idée a trouvé sa première concrétisation dans la construction juridique de la « coopération structurée permanente » (CSP) prévue par l’article 46 du TUE et le protocole n°10 annexé aux traités. Cette CSP était censée constituer le processus capacitaire permettant aux États de l’avant-garde d’assurer à l’Union la « capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires » prévue à l’article
42. 1. dudit traité.

Afin que les pays qui n’étaient pas désireux de s’engager dans cette voie ne puissent pas empêcher les autres de le faire, le traité ne fixait pas de nombre minimal de participants et prévoyait que l’établissement de la CSP se fasse à la majorité qualifiée. Il instaurait de ce fait une exception, une « flexibilité » par rapport au principe d’inclusivité qui était préservé, chaque pays pouvant à tout moment choisir de rejoindre le groupe initial.

Mais forcément complexe à écrire et plus encore à comprendre, cette construction juridique de la CSP a été victime de la disparition prématurée de la scène politique des acteurs qui l’avaient imaginée. En outre, dès le début des discussions sur sa mise en œuvre, l’idée d’une avant-garde a été perçue comme créant une « Europe à plusieurs vitesses », avec une « deuxième division » dans laquelle seraient inévitablement rangés les États incapables de remplir des critères de capacités ou peu soucieux de prendre des engagements concrets pour participer au développement de la défense européenne. Au final, les discussions se sont enlisées.

Alors qu’elle était censée être établie en même temps que le traité de Lisbonne et au plus tard en 2010, il a fallu attendre 2017 pour que la CSP soit finalement établie dans des conditions très éloignées tant de l’esprit que du texte d’origine et qui n’ont plus rien à voir avec l’idée d’origine d’une avant-garde. Sans être grand clerc, il y a fort à parier que cette CSP ne produira jamais les fruits que l’on attendait d’elle, à savoir : une capacité autonome et intégrée d’action dans le domaine militaire.

Sans attendre, la France et le Royaume-Uni, renouant avec l’esprit de Saint-Malo, ont du reste donné au concept d’avant-garde une application beaucoup plus pragmatique au travers des accords dits de Lancaster House de novembre 2010. Une avant-garde certes limitée à deux États membres, mais deux États totalisant à eux seuls plus de la moitié des capacités militaires de l’Union, disposant de forces nucléaires et partageant globalement la même culture stratégique.

Car au fond qu’est-ce que le Combined Joint Expeditionary Force sinon la « capacité autonome d’action » tant désirée à Saint-Malo en 1998 afin de pouvoir gérer des crises extérieures sans l’aide des Américains ? Et que sont les programmes industriels, dont l’achèvement de « One MBDA », sinon l’intégration capacitaire la plus poussée réalisée à ce jour en Europe, intégration qui s’étend jusque et y compris dans le domaine nucléaire ?

Mais quoiqu’en disent les ultimes partisans de cet accord d’un côté ou de l’autre de la Manche, il sera très difficile que cette avant-garde survive au Brexit si celui-ci se réalise. Et pour preuve, le système de combat aérien futur (SCAF) qui devait être réalisé au niveau franco-britannique a d’ores et déjà été abandonné, sans même parler de l’interopérabilité des porte-avions. Il semblerait même très difficile que le projet One MBDA survive tel quel au rétablissement de frontières physiques.

Au demeurant, du fait de l’absence d’une véritable capacité de prise de décision dans le domaine opérationnel, on peut se demander si, même réduite à deux partenaires dont les visions stratégiques convergent largement, cette avant-garde franco-britannique n’aurait pas fini par succomber à des désaccords profonds, tels que l’emploi des forces en Syrie. Même à deux, on peut ne pas être d’accord, ce qui est fort gênant si les forces sont spécialisées.

La voie de l’avant-garde étant impraticable et celle de l’inclusivité nous condamnant à l’inefficacité, il nous faut changer de méthode pour déterminer qui pourrait faire partie de l’armée européenne.

Seule la voie de l’Eurogroupe de défense n’a jamais été tentée

Si l’on veut conjuguer la puissance que donne le nombre à l’efficacité dans la prise de décision, il n’y a qu’une seule solution : la majorité qualifiée. En l’absence d’une révision des traités assurant la prise de décision à la majorité qualifiée, il n’y aura plus d’autre voie que de sortir du cadre étroit du traité de Lisbonne pour rouvrir le champ des possibles, en constituant un Eurogroupe de défense. La question se posera alors de savoir concrètement avec qui ?

L’idée d’une armée européenne qui ne réunirait que la France et l’Allemagne est à écarter pour les mêmes raisons qui ont fait que la coopération franco-britannique n’a produit que peu de fruits. Ce serait en effet isoler ces deux pays dans un face-à-face susceptible de tourner rapidement à l’aigre. La raison en est simple : en dépit de leur bonne coopération et des intérêts qu’ils ont en commun, ces deux pays n’ont pas la même culture stratégique, et ont des modèles politiques très différents. Les évolutions en cours dans la politique allemande n’ont pas encore permis de dépasser une conception des relations internationales et du rôle de l’Allemagne sur la scène internationale qui remonte aux années 1950. Ce n’est que dans un cadre européen, avec des garde-fous institutionnels suffisants, qu’il peut être envisagé de faire évoluer le contrôle strict du Bundestag sur l’engagement des troupes allemandes.

C’est pourquoi il faut impérativement y associer d’autres États, non seulement pour constituer la masse critique, mais aussi pour faciliter les discussions et permettre les décisions.

Idéalement, il faudrait que la liste des États parties à l’armée européenne corresponde à la zone euro afin de ne former qu’un seul cœur européen. C’était du reste le vœu des rédacteurs du Traité établissant une Constitution pour l’Europe (TECE). Ceux-ci avaient évoqué l’idée d’une Union européenne de la défense, en lui donnant le nom d’ « Eurozone de défense ». Malheureusement, dans l’état actuel des relations intra-européennes, cet objectif ne semble pas atteignable du premier coup, en particulier en raison des réticences de l’Italie qui est pourtant un des grands pays fondateurs et dont l’industrie de défense occupe une place importante en Europe.

Une voie médiane pourrait être explorée. C’est ce qui a été fait avec l’Initiative européenne d’intervention qui regroupe dix pays, à l’exclusion de l’Italie, mais avec le Royaume-Uni. Outre ce dernier pays, il s’agit de l’Allemagne, de la Belgique, du Danemark, de l’Espagne, de l’Estonie, de la France, des Pays-Bas, du Portugal et plus récemment de la Finlande.

Cela conduit naturellement à poser la question de la participation du Royaume-Uni à l’armée européenne. Dans la mesure où une telle armée ne peut fonctionner que si elle est conçue et vécue comme un outil d’intégration des différentes armées nationales, il semble difficile que le Royaume-Uni, en l’état de sa relation avec l’Union, puisse y participer, du moins dans un futur proche.

Ces limites posées, il n’est guère possible de pousser plus loin les spéculations intellectuelles sur les éventuels États participants, tant cela dépendra du moment et des réponses qui seront apportées aux autres questions, en particulier sur les finalités d’une armée commune et les moyens à mettre en œuvre pour les atteindre.

Pour autant, il nous semble important d’éviter de répéter les erreurs commises au moment de la mise en place de l’euro et d’aboutir, selon l’expression à la mode chez nos amis américains, à des solutions « mi-cuites ». Deux erreurs en particulier nous semblent devoir être évitées.

La première consisterait à établir des critères d’entrée ou de maintien dans l’armée. Une telle solution conçue pour une institution de type intergouvernemental a montré toutes ses limites, aussi bien en matière monétaire avec l’euro qu’en matière militaire avec la CSP. Les États membres sont en effet, pour une grande partie d’entre eux, incapables de respecter leurs engagements. Ils sont prêts à mentir et à tricher comme des voleurs de poules pour en être et ne pas rester sur le quai.

Si l’on veut s’assurer que chacun respecte sa part du fardeau, alors il faut procéder de la même façon que pour le budget européen, c’est-à-dire avec des prélèvements budgétaires définis en fonction d’une clef de répartition établie à l’avance, lesquels serviraient à financer des programmes communs : acquisition de capacités communes, en particulier de plateformes que les États ne sont plus en mesure d’acquérir à titre individuel, maintien en conditions opérationnelles, infrastructures et réseaux.

La seconde erreur serait d’écarter d’un revers de la main l’idée de passer à la majorité qualifiée au prétexte qu’elle serait irréaliste et qu’aucun gouvernement sensé ni aucun parlement responsable n’accepterait de se défaire du droit ancestral de faire la paix et de consentir à la guerre. Certes il s’agit bien là d’un saut quantique. Mais ne nous payons pas avec des mots et ne versons pas dans le dogme de l’État nation dont l’application nous condamnerait indubitablement à l’obsolescence des armées nationales et à la soumission absolue à notre protecteur américain. Pour y parvenir, il suffit que quelques États en aient la volonté et qu’ils soient suffisamment nombreux pour constituer une masse critique. Il s’agit sans aucun doute d’un chemin difficile, mais pour reprendre une citation célèbre, dont on ne sait plus exactement à qui l’attribuer : là où il y a une volonté, il y a un chemin. Encore faut-il avant de s’y engager répondre à la question du contenu à donner à l’armée européenne.

Prochaine tribune le 13 février sur le thème : « Une armée européenne sous quelle forme ? »

Auteurs

Frédéric Mauro est chercheur associé au GRIP et avocat au barreau de Paris et au barreau de Bruxelles, spécialisé dans les questions de stratégie et de défense européenne, ainsi que celles relatives à l’équipement des forces armées.

Olivier Jehin est journaliste indépendant, collaborateur du blog Bruxelles 2 (B2).

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pdf Une armée européenne avec qui ? (4/5)