À l’origine de l’action, il y a l’inspiration. Quelle est donc l’inspiration qui a poussé en novembre 2018 le président de la République française et la chancelière allemande à proclamer de concert la nécessité d’une armée européenne, puis le chef du gouvernement espagnol à les rejoindre quelques semaines plus tard ? Ont-ils tous subitement perdu la raison ? Ne s’agit-il que d’une vaine utopie, d’un leurre pour détourner l’attention des réalités du moment ou bien d’un projet certes difficile dans sa réalisation mais nécessaire dans sa finalité ?

Cet Éclairage fait partie d'une série de 5 textes rédigés par Frédéric Mauro et Olivier Jehin, sur le concept d’armée européenne. Ces textes traduisent l’opinion de leurs auteurs mais ne reflètent pas nécessairement les positions du GRIP. Le GRIP a décidé de les diffuser, en collaboration avec l’IRIS, en tant que contribution constructive au débat nécessaire sur l’avenir d’une défense européenne commune.

Comme souvent les premiers à réagir ont été les conformistes et les eurosceptiques. Jamais avares en sarcasmes, ils ont aligné les contre-vérités historiques. La plus mensongère est celle selon laquelle il ne saurait y avoir d’armée européenne en l’absence d’une nation européenne ou d’une « identité européenne ». L’histoire montre au contraire que c’est quasiment toujours l’armée et la guerre qui ont forgé les nations. Des nations qui elles-mêmes ne sont pas immuables : comme les identités, elles se construisent et évoluent dans le temps et le rapport aux autres.

La vérité est autre : l’idée d’une armée européenne fait peur. Synonyme d’autonomie, elle agace Donald Trump et une partie des Américains. Et parce qu’elle implique l’intégration, elle tétanise à l’intérieur de l’Union tous ceux qui croient pouvoir construire la défense européenne sans s’intégrer. C’est particulièrement vrai en France où nombreux sont ceux qui s’accrochent à la grande illusion d’une nation exemplaire qui pourrait s’en sortir seule, moyennant quelques coopérations ponctuelles.

À première vue pourtant, l’idée d’armée européenne est populaire. Selon l’eurobaromètre, les Européens sont en moyenne 75 % à plébisciter la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), sorte de proto-armée européenne.

En 2007, ils étaient même 79 % à vouloir que cette PSDC soit davantage « autonome » des Américains. Il est dommage que la question n’ait pas été reposée depuis alors même que le concept d’autonomie stratégique fait florès[1]. Pour ce qui est des Français, si l’on en croit l’un des rares sondages[2], 80 % d’entre eux seraient favorables à la création d’une « armée européenne ». Il y a peut-être à cela une raison simple qui tient au fait que les mots « armée européenne » sont compréhensibles par tous les citoyens dans tous les pays, contrairement aux acronymes de la défense européenne qui forment un langage abscons intelligible des seuls initiés.

Alors avant de condamner l’idée au prétexte que sa mise en œuvre serait impossible, interrogeons-nous sur le fait de savoir si elle serait souhaitable ? Quelles sont les raisons qui n’existaient pas auparavant et qui justifieraient aujourd’hui une armée européenne ?

Cette armée européenne ne saurait être une super brigade franco-allemande ou d’une autre collection d’objets de vitrine, aussi concrets qu’inutiles, voués à encombrer les étagères de l’histoire. Elle ne peut se comprendre que comme une capacité autonome et intégrée d’action dans le domaine militaire, qui renouerait ainsi le fil tressé par la déclaration de Saint-Malo en 1998.

Les nations européennes ne sont plus capables de se défendre seules

Les armées nationales européennes qui subsistent sont l’héritage, plus ou moins glorieux, d’une époque révolue dans laquelle des États-nations disposant de ressources, certes proportionnelles à leurs dimensions, mais équivalentes dans leur conception, s’affrontaient sur un champ de bataille qui leur était parfaitement connu. L’effet de masse conjugué à l’effet de surprise et à la manœuvre pouvaient suffire à Napoléon, Joffre ou Rommel. Toute puissance européenne était alors en mesure de réunir des troupes, de les équiper et de les manœuvrer. Aujourd’hui, la donne a fondamentalement changé : même s’ils en avaient la volonté politique, ce qui est loin d’être le cas, les États européens ne sont plus en mesure de constituer de façon solitaire une capacité d’action dans les cinq espaces d’affrontement que sont la terre, la mer, l’air, l’espace et le cyber.

La première raison à cette situation tient au fait que les capacités militaires critiques et les technologies qui les rendent efficaces sont désormais hors de portée des États européens. Plus les armements sont sophistiqués, plus les coûts de recherche et de développement nécessaires à les fabriquer deviennent importants. Pour pouvoir diluer ces coûts non récurrents sur de longues séries de production il n’y a que trois solutions : soit disposer d’un vaste marché national, soit créer l’équivalent par la coopération, soit enfin exporter beaucoup.

Car c’est un fait économique toujours vérifié : les équipements très sophistiqués fabriqués en petite série sont d’un coût prohibitif. Seule la production de masse permet de rendre leur coût abordable.

Observons au passage qu’en achetant des équipements militaires américains, les dirigeants européens punissent deux fois les industriels européens : une première fois en ne leur achetant pas leurs équipements, et une deuxième fois en les condamnant à terme par le truchement d’une réduction de leurs marges et donc de leur capacité à financer des recherches onéreuses.  À la fin, tous les Européens seront perdants car une fois la concurrence disparue, les industriels américains, en situation de monopole, imposeront leurs prix.

La seconde raison est la décroissance des budgets de défense. Il s’agit là d’un phénomène bien documenté (voir graphique en fin d’article). Dans un monde qui vit une course sans fin aux armements, avec une prolifération croissante d’armes de tous types, les Européens n’ont eu de cesse de désarmer. Les coupes claires opérées dans les budgets de défense se sont traduites par des réductions considérables des formats des armées, des équipements dont la durée d’utilisation a été prolongée bien au-delà de la date de péremption, des plateformes non remplacées ou réduites en nombre, des capacités abandonnées et un sous-investissement chronique dans la recherche et la technologie entraînant une perte de compétences et d’autonomie.

Or, les États sont aujourd’hui confrontés à une diversification des menaces à la fois dans leurs protagonistes, leurs formes et les champs technologiques dans lesquels elles s’inscrivent. Alors qu’un conflit de type classique ne peut pas être définitivement écarté, la guerre hybride, le terrorisme, l’exploitation du cyberespace, la prolifération des engins pilotés à distance, voire demain des armes autonomes, appellent de nouvelles compétences et des ressources financières supplémentaires. Cette diversification des menaces impose à des États exsangues une dispersion des efforts qui aboutit à des « armées bonsaï » ou à l’acceptation de lacunes capacitaires qui dégradent l’autonomie opérationnelle. C’est le cas en particulier des deux armées européennes les plus puissantes. Pour la France, il ne sera pas possible de financer la modernisation de la dissuasion nucléaire, d’acquérir un second porte-avions, de mener une politique spatiale ambitieuse, d’avoir des forces spéciales au meilleur niveau, de construire un avion de combat et le système qui va avec. Pour faire tout cela, ce n’est pas 2 % du PIB qu’il faudrait consacrer à la défense, mais au moins 3 %. La situation est pire pour les Britanniques qui vont devoir supporter le soutien des F35, de leurs deux porte-avions, de la dissuasion, du cyber, le tout sous une forte contrainte budgétaire.

Augmentation des coûts, diminution des ressources, dispersion des efforts, ces trois tendances de long terme se conjuguent pour expliquer l’impuissance des nations européennes à se défendre seules de façon efficace au XXIe siècle. Conscientes de cette situation, alors même que depuis 2014 les menaces s’accroissent, les nations européennes ont fait ce que font toutes les nations faibles : elles ont retrouvé les vertus d’une alliance. L’ennui c’est que l’OTAN a cessé d’être une alliance et est devenu un protectorat.

L’OTAN n’est plus une alliance mais un protectorat

Pendant toute la durée de la Guerre froide, l’OTAN a fonctionné au bénéfice exclusif des Européens. Il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître : elle a été le bouclier qui a empêché le pouvoir soviétique de pousser plus loin sa conquête territoriale et sa mainmise brutale sur les peuples d’Europe centrale. Les Américains ont construit une maison solide et confortable, si solide et si confortable, que tous les États d’Europe de l’Ouest ont souhaité y rester après l’effondrement de l’empire soviétique et que, en dépit des promesses qui avaient été faites à la Russie, les États d’Europe de l’Est ont souhaité y entrer.

Mais après la chute du mur de Berlin, l’OTAN a dû se chercher une nouvelle raison d’être. Elle a cru d’abord la trouver dans l’aide à ses partenaires, puis dans la gestion de crises, et enfin dans la structuration des armées européennes. À travers la maîtrise de la planification de défense, le Nato Defence Planning Process, les Américains ont appris aux Européens à faire la guerre à leur manière, et, en grande partie, avec leurs équipements et leur logistique. Malgré cela, l’existence même de l’OTAN devenait questionnable et c’est sans doute en reflétant une opinion communément admise aux États-Unis que Donald Trump a pu affirmer sans risques dans la campagne électorale, qu’elle était devenue « obsolète ».

Le fait est que les Américains dans leur grande majorité se sont persuadés, bien avant Donald Trump et à tort, que l’OTAN était l’affaire des Européens et que si les Européens ne payaient pas davantage pour leur propre défense ce n’était pas à eux de le faire. Or, l’Alliance fonctionne aussi et peut-être même surtout dans l’intérêt des Américains. Sans même prendre en compte le fait que la seule application de la clause de défense collective s’est faite au profit des Américains en 2001 pour la guerre en Afghanistan, l’Alliance atlantique, comme toute alliance, est un démultiplicateur de puissance pour celui qui la dirige et fournit aux industriels de la défense américains un vivier de clients obligés.

Les Européens, pour leur part, sont bien conscients du fait que leur défense ne vaut que par la garantie et les moyens des Américains. Mais précisément pour cette raison ils pensent que l’OTAN est l’affaire des Américains, et que ceux-ci seront toujours là. Ils se trompent peut-être et sous-estiment l’influence de la politique intérieure sur l’attitude du Président des États-Unis. De ce point de vue, Donald Trump n’a fait que prolonger une tendance amorcée bien avant lui en particulier par Georges W. Bush et surtout Barack Obama, sous la présidence duquel les Américains ont pris conscience que leur véritable compétiteur stratégique était la Chine.

Mais en même temps, Trump marque une rupture : avec lui, l’OTAN fonctionne comme un protectorat. Nous sommes passés mutatis mutandis de la Ligue de Délos – une alliance entre pairs – à l’empire athénien ou un hégémon ultra dominateur apporte sa protection, mais exige rétribution. D’allié bienveillant, séduisant et généreux, les États-Unis sont devenus un maître dominateur, égocentrique et brutal qui monnaye sa protection et s’en sert pour obtenir des avantages commerciaux.

Ce n’est même pas ‘America first’. C’est ‘America only’. Son président fait levier de sa garantie militaire, qu’il menace de retirer, pour contrer la puissance économique de l’Union européenne et faire pression sur ses dirigeants. Tel Jules César face aux tribus gauloises, il s’efforce de diviser pour régner, tantôt déclarant que le Royaume-Uni n’aura d’accord satisfaisant avec lui que s’il rompt tous les ponts avec l’Union, tantôt flattant les uns, réprimandant les autres, déclarant l’Union européenne « ennemi commercial » ou lui infligeant un camouflet diplomatique en rétrogradant son ambassadeur dans le protocole, le tout en n’ayant aucun scrupule ni retenue à s’ingérer dans les affaires européennes.

L’Union européenne a besoin d’être autonome militairement

S’il est vrai que la défense est un instrument de la puissance, alors son absence est synonyme d’impuissance. Dans un monde qui ressemble chaque jour davantage à Jurassic Park qu’à Disney World, un monde dans lequel l’hôte de la Maison-Blanche ne craint pas de piétiner ses alliés, le président russe agresse ses voisins et l’homme fort d’Arabie saoudite fait assassiner ses opposants et où des dirigeants d’organisations internationales disparaissent, l’Union européenne ne peut plus se rêver en une vaste Suisse pacifique et neutre.  Quand on est vieux, riche, incapable de se défendre, et entouré par des voisins agressifs, le pacifisme n’est pas la panacée.

L’Europe a bien essayé de pallier la nécessité de s’organiser sans trop dépendre des Américains, en multipliant les coopérations militaires et industrielles. C’est toute l’histoire de « l’Europe de la défense » qui a vu se multiplier les programmes, les projets, les fonds et les institutions tout en laissant intouchée la souveraineté des États membres. Le fait est que vingt ans après Saint-Malo, l’Europe est dans l’impossibilité d’acquérir des équipements militaires en nombre et en qualité suffisants pour affronter les menaces auxquelles elle est confrontée. Plus que jamais, elle dépend de l’aide américaine.

Si la défense européenne est dans une impasse c’est parce qu’elle a vingt-sept cerveaux et un seul bras, atrophié de surcroît : la politique de sécurité et de défense commune. Cela ne marchera jamais. Ni maintenant, ni dans cent ans. Il nous faut changer de méthode. Si nous tremblons de peur face à la Russie alors que son PIB est inférieur à celui de l’Italie et que nous dépensons collectivement trois fois plus qu’elle pour la défense, c’est bien qu’il y a un problème dans la structure de nos dépenses plutôt que dans leur montant.

Faute d’une véritable intégration qui passe par une planification de défense commune, un budget commun, des acquisitions communes et un soutien commun, la coopération industrielle est en réalité plus chère et plus longue que si les États européens faisaient tout tous seuls. Malheureusement, tous ces États n’accordent pas la même importance à l’autonomie stratégique et certains se satisfont fort bien du protectorat américain exercé de loin, qu’ils jugent préférable à une domination virtuelle des grands États européens, qui serait exercée de près.

Hélas, tant que l’Europe n’aura pas parachevé son union dans le domaine politique et qu’elle n’aura pas une défense commune comme elle a déjà une monnaie commune, il sera trop facile aux puissances non européennes de jouer avec nos divisions. Si la célèbre formule : « Unis nous sommes forts et divisés nous sommes faibles » [3] s’applique aux États-Unis, elle vaut tout autant pour l’Europe. L’Union européenne a besoin d’une armée, pour se défendre, et pour rester unie. Ce n’est pas une option. C’est une nécessité.

Source : SIPRI – Pour la Chine et la Russie, il s’agit d’estimations.

Auteurs

Frédéric Mauro est chercheur associé au GRIP et avocat au barreau de Paris et au barreau de Bruxelles, spécialisé dans les questions de stratégie et de défense européenne, ainsi que celles relatives à l’équipement des forces armées.          

Olivier Jehin est journaliste indépendant, collaborateur du blog Bruxelles 2 (B2).

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pdf Pourquoi nous faut-il une armée européenne ? (1/5)


[1]. Pour en savoir plus sur ce concept, consulter « Autonomie stratégique : le nouveau Graal de la défense européenne », Frederic Mauro, Rapport du GRIP 2018-1, mars 2018.

[2]. Sondage en ligne du Point visualisé le 2 décembre 2018 – à la question : « Faut-il créer une armée européenne ? » 31 665 personnes répondaient « oui » (80,8 %) et 7 513 répondaient « non » (19,2 %).

[3]. Traduction de la formule du constituant américain, Patrick Henry : ‘united we stand, divided we fall’.