Le Traité sur le commerce des armes (TCA) est un traité multilatéral juridiquement contraignant visant à réguler le commerce international des armes conventionnelles[1] selon des « normes communes les plus strictes possible ». Depuis son entrée en vigueur en 2014, les États parties au TCA organisent des réunions annuelles afin de discuter des avancées dans de sa mise en œuvre, de son universalisation et de la transparence dont font preuve les pays au sujet de leurs ventes d’armes. Pour la 5e Conférence des États parties (CEP5), tenue du 25 au 30 août 2019 à Genève, la présidence lettonne a inscrit la question de la violence basée sur le genre (VBG) à l’ordre du jour des travaux[2]. Le TCA est en effet le premier accord international à reconnaître le lien entre le commerce des armes et ce type particulier de violence[3]. L’article 7 §4 stipule que lors de l’évaluation d’une exportation, les organismes étatiques concernées doivent tenir compte du risque que les armes puissent servir à commettre des actes graves de violence fondée sur le sexe, de violences contre les femmes et les enfants, ou à en faciliter la commission[4].

Le choix de la thématique a été bien accueilli par les États parties, les signataires ainsi que par les observateurs et les membres de la société civile. Cet enjeu a été au cœur des réunions préparatoires informelles et a offert une abondante matière à discussion au cours de la CEP5. Toutefois, des doutes subsistent quant à la définition des notions de « genre » et de « VBG » et à la façon dont les États peuvent les prendre en compte dans leurs processus d’octroi de licences d’exportation d’armes.

La cinquième édition de la CEP a servi à ouvrir le débat sur l’interprétation de la thématique du genre et de la VBG et à proposer des pistes de travail et des outils pour la suite. Cet Éclairage présente les principaux points traités au cours de la CEP5 et identifie les défis posés par les recommandations en matière de genre et de VBG introduites dans le rapport final et acceptées par les États parties au TCA[5]. Il traite notamment des enjeux entourant le manque de définitions communes, d’indicateurs et de sources permettant une bonne évaluation du critère énoncé dans l’article 7 §4 lors de l’analyse des risques préalable à une exportation d’armes.

Décisions et recommandations relatives au genre et à la VBG au cours de la CEP5

De nombreux États parties au TCA se sont interrogés quant à la manière d’aborder et d’appliquer les dispositions du Traité sur la prévention des VBG. En effet, l’accès aux données pertinentes et l’identification de cas concrets dans le cadre d’une évaluation des droits humains sont difficiles. La décision prise par l’Ambassadeur letton Karklins, en sa qualité de président de la CEP5, de faire du genre et de la VBG l’axe thématique de ce rendez-vous a toutefois permis aux États parties, signataires et observateurs, de discuter de leurs obligations en matière de genre. Les discussions ont porté sur trois aspects principaux énoncés par le président dans sa proposition de rapport[6] : 1) la parité hommes-femmes au sein des délégations des États parties, 2) l’impact de la violence et des conflits armés en fonction du genre et 3) les critères d’évaluation de risque des articles 6 et 7 du Traité[7].

  1. Au sujet de la parité homme-femme, la CEP5 a décidé que les États parties au TCA devraient s’efforcer d’assurer une représentation égale homme-femme au sein de leurs délégations et des groupes de travail sur le Traité, aux réunions préparatoires et aux CEP, mais aussi d’encourager cette pratique lors des sessions plénières et d’autres forums. En particulier, il a été souligné que la parité ne devrait pas être uniquement quantitative, mais plutôt impliquer la participation effective des femmes au sein des représentations et lors des débats.
  2. En ce qui concerne les moyens d’améliorer la compréhension du phénomène VBG, la collecte de données peut contribuer à fournir davantage d’informations sur l’impact différencié de la violence armée sur les hommes, les femmes et les enfants. Ainsi, les États parties devraient recueillir des données liées au genre dans le cadre de leurs statistiques nationales en matière de criminalité et de santé, y compris des données désagrégées par sexe des victimes de violence armée et des conflits, aux fins d’analyses et d’études sur le sujet.
  3. Quant à l’évaluation des risques au titre des articles 6 et 7, la CEP propose de favoriser les débats sur l’interprétation de la formulation et des normes visées au paragraphe 4 de l’article 7 afin d’aider les États parties à prendre en compte la VBG dans l’application du traité. Les délégations sont également encouragées à partager leurs pratiques nationales à l’aide desquelles ils procèdent à l’évaluation des risques à ce sujet. La création d’un guide de formation volontaire destiné à aider les États parties sur les questions de VBG a également été évoquée.

Principaux défis identifiés de la mise en œuvre des dispositions de genre du TCA

Quel est le lien entre la composition des délégations et la VBG ?

La parité homme-femme au sein des délégations des États parties au TCA fait preuve d’exemplarité dans le domaine des droits des deux sexes à participer à la prise de décisions en matière de sécurité et de défense. Cependant, le fait d’être une femme ne rend pas automatiquement expert en matière de genre, et l’augmentation du nombre de femmes dans la salle ne garantit pas nécessairement des politiques et des programmations sensibles au genre. La mesure préconisée par la CEP5 postule qu’un équilibre entre les femmes et les hommes à tous les niveaux des institutions crée de plus grandes possibilités d’identifier et de traiter les différents impacts des politiques et des programmes sur les questions de genre. Cependant, à moins que cette mesure ne soit aussi prise au niveau des agents chargés de l’octroi des licences, le lien logique entre la composition des délégations et la mesure de la VBG dans le cadre de l’analyse des risques préalable à une exportation d’armes est loin d’être évident.

Quelle est définition de genre ?

Il existe au sein de l’instance onusienne des définitions du genre et de la VBG. En effet, selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), le « genre » fait référence aux caractéristiques socialement construites pour les femmes et les hommes, telles les normes, les rôles, les comportements, les activités ou les attributs qui sont considérés comme appropriés pour chaque sexe[8]. En règle générale, on apprend dès la naissance les normes et les comportements conformes à chacun des sexes, y compris la façon d’établir des relations avec les autres au sein d’une communauté ou sur le lieu de travail. Lorsque des individus ou des groupes ne « correspondent » pas aux normes établies ou ne les « respectent » pas, ils sont souvent confrontés à la stigmatisation, à des pratiques discriminatoires ou même à des violences. D’après le Comité permanent interorganisations (Inter-Agency Standing Committee – IASC)[9], le terme « violence basée sur le genre » se réfère à tout acte nuisible qui est perpétré contre la volonté d’une personne et qui est basé sur des différences socialement attribuées à chaque sexe. Il comprend les actes qui infligent un préjudice ou des souffrances physiques, mentales ou sexuelles, les menaces de tels actes, la contrainte et autres privations de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée[10].

Les échanges qui ont eu lieu dans le cadre de la CEP5, et de ses travaux préparatoires, se sont focalisés particulièrement sur les violences faites aux femmes (VFF). Au cours des négociations, certaines représentations ont formulé des réserves quant à l’utilisation de la notion VBG, préférant le terme VFF (également mentionné dans l’article 7 § 4 du TCA). Cependant, même si elles sont particulièrement vulnérables à la violence[11], les femmes ne sont pas les seules à être concernées par la VBG, qui peut s’appliquer à tous les sexes et toutes les identités sexuelles. Une définition étendue, et commune à tous les États parties, de ces termes semble nécessaire pour garantir une interprétation homogène des dispositions du TCA à ce sujet et assurer la protection d’un plus grand nombre de personnes.

Toutefois, l’absence d’accord entre les différents pays sur une telle acception constitue le principal obstacle à l’application du critère VBG dans le cadre du TCA. L’interprétation de « femme », d’« homme » et de leurs rôles au sein de la société peut varier d’un État à l’autre. La difficulté d’arriver à une entente internationale sur cette définition se comprend d’autant mieux que la criminalisation des pratiques et relations LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), la systématisation de la mutilation génitale ou encore la généralisation du mariage d’enfants sont des pratiques tolérées voire acceptées dans plusieurs sociétés. Certains pays ne semblent tout simplement pas disposés à accepter une définition large du terme « genre » par crainte qu’elle aille à l’encontre de leurs coutumes et croyances. Pour d’autres États, la transposition d’une notion de genre porteuse sur un plan sociologique dans le droit pose des problèmes de cohérence en termes de traitement juridique équitable des personnes. Certains États rechignent à vouloir traiter les violences de genre de manière spécifique pour ne pas prendre le risque d’instaurer une hiérarchie des normes dans les diverses formes de violences envers les populations civiles couvertes par le TCA.

Cette dernière observation rejoint des discussions déjà entendues au cours des négociations en vue de l’adoption du TCA en 2013[12]. Les États qui s’opposaient à une référence directe à la VBG dans le texte avaient fait valoir, entre autres arguments, qu’il n’existait pas de définition juridique du terme et que cette question était déjà couverte par les dispositions du Traité sur le droit international humanitaire et les droits de l’homme dans l’article 7 § 1[13],[14]. Il était déjà redouté qu’une mention spécifique de la VBG dans le cadre du TCA puisse être comprise comme une hiérarchisation des violences et des violations des droits humains. Inversement, les partisans de l’inclusion de cette notion avaient insisté sur l’importance d’avoir une telle référence, car ces violations des droits humains sont souvent négligées dans les décisions relatives aux transferts d’armes.

Quels sont les moyens de mesure ?

Faute d’une définition claire et universelle, la violence basée sur le genre est difficile à identifier, mais aussi à mesurerContrairement à d’autres violations des droits humains, les cas de VBG sont rarement signalés ou perçus. Les organisations de défense des droits humains avertissent que les victimes de VBG sont stigmatisées, marginalisées et peu enclines à parler. L’article 7 §4 du TCA rend l’évaluation du risque de VBG obligatoire pour les États parties. Cependant, étant donné l’absence d’informations ou d’indicateurs spécifiques, les VGB peuvent facilement être négligées.

Le Guide pratique pour l’évaluation des risques, publié par Control Arms en août 2018[15], propose une série d’indicateurs et de sources servant à évaluer la VBG (définie comme violence « sexospécifique » dans la version en français) dans le cadre des transferts d’armes. Le travail de la coalition, basé sur une analyse réalisée par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et Reaching Critical Will, propose d’évaluer la prévalence de la violence basée sur le genre dans un État. Pour ce faire, elle s’appuie sur des indicateurs tels que le taux global d’homicides, des rapports faisant état de l’utilisation d’armes pour commettre ou menacer de commettre des actes de torture ou de violence dirigés contre des groupes de personnes identifiables par leur identité sexuelle, le niveau de tensions intercommunautaires ou la violence sexuelle dans le pays bénéficiaire entre autres. De même, le guide conseille d’examiner la capacité de l’État à sauvegarder la paix dans son territoire, par exemple au moyen de l’analyse de la situation interne, de l’existence d’une législation nationale interdisant ou sanctionnant la possession illicite d’armes à feu ou de l’application et du respect des lois et des politiques de prévention des violences sexospécifiques, y compris celles commises en violation du droit international humanitaire ou des droits humains.

La liste d’indicateurs proposée par Control Arms n’est pas exhaustive, mais peut aider les États parties au TCA à mieux identifier et évaluer le risque de VBG en vertu de l’article 7 § 4. Néanmoins, le suivi des débats et le partage d’informations à ce sujet seront cruciaux au niveau national et au sein des groupes de travail du TCA et exigeront la participation de la société civile, des services de santé et des organisations internationales et régionales.

Quel est le lexique utilisé ?

Finalement, le vocabulaire utilisé dans le rapport final de la CEP5 pourrait représenter un obstacle à l’application et à l’intégration des décisions prises dans les pratiques nationales. En effet, si les États parties sont seulement « encouragés » à mettre en place les mesures mentionnées précédemment sur le genre et la VBG, il est probable que seul un groupe réduit d’États le fassent et qu’il ne s’agisse pas forcément ceux où l’enjeu des VBG en lien avec les transferts d’armes se pose de manière prégnante. On relève toutefois que l’encouragement voulu par le CEP5 ouvre la voie à l’adoption de nouvelles pratiques en matière de VGB, qui peuvent avoir à terme valeur d’exemple à suivre pour les autres États parties au TCA.

Conclusion

L’intégration de la problématique du genre dans le domaine de la sécurité et de la défense a permis de reconnaître le rôle joué par les armes classiques dans la commission ou la facilitation de la violence basée sur le genre et son impact dans les sociétés. Le TCA a admis l’importance de ce lien par l’inclusion d’un libellé spécifique qui oblige les États parties à tenir compte du risque de VBG avant l’octroi d’une licence d’exportation. Lors de la dernière édition de la CEP, la présidence lettone a contribué à stimuler davantage les discussions à ce sujet. Cependant, des zones d’ombre subsistent sur l’application de cette clause et même sur sa nécessité.

Les différents obstacles rencontrés au moment d’établir une définition du « genre » commune à tous les États parties empêchent de formaliser les liens entre transferts d’armes et VBG. En principe, ces liens sont supposés guider le processus d’évaluation des risques mené par les personnes chargées de l’octroi des licences d’exportation d’armes dans les États parties. Or, en l’absence d’une définition commune du « genre » les États sont de facto renvoyés à leur propre interprétation, ce qui ouvre le champ à une pluralité de définitions et de pratiques.

De nombreuses lacunes persistent dans la mise en œuvre du Traité dans ce domaine. Elles résultent en partie de l’absence de données reliant la VBG à des armes ou à des acteurs spécifiques. Ces informations permettraient d’avoir une image concrète de l’ampleur du phénomène et de mieux cibler les méthodes de lutte ou d’atténuation des risques. Les organisations et les centres de recherche travaillant sur les droits des femmes, les droits des LGBT et les VBG, les services de santé, la police et les forces de l’ordre doivent être incitées à signaler systématiquement les cas où la violence est facilitée ou commise avec des armes classiques.

Comme au moment des négociations initiales, le besoin d’intégrer une référence directe à la VBG dans le texte du Traité est à nouveau remis en question. Le choix de cette thématique spécifique lors de la CEP5 contribue à reprendre la discussion en vue de trouver un terrain d’entente pour la CEP6 et contribuer au consensus afin d’affronter la phase d’amendement du Traité prévue pour la CEP7 qui aura lieu en 2021.

L’auteure

Maria Camello est chercheuse au GRIP dans l’axe « armes légères et transferts d’armes ».

Lire également

GÉHIN Léo, « Cinquième Conférence des États parties au TCA : ombres et lumières sur un pilier de la maîtrise des armements», Éclairage du GRIP, 15 octobre 2019.

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Fichier à télécharger : La « violence basée sur le genre » dans le Traité sur le commerce des armes dans le Traité sur le commerce des armes

Crédit photo: ywca.org – Blog « We Stand Against Gun Violence » (5 août 2019)


[1]. Les armes conventionnelles, ou armes classiques, sont les armes de guerre conformes aux conventions internationales qui régissent les guerres. Cela peut aller des armes légères aux chars d’assaut, en passant par les avions de chasse, les bateaux de guerre ou les missiles.

[2]. Pour en savoir plus : GÉHIN Léo, « Cinquième Conférence des États parties au TCA : ombres et lumières sur un pilier de la maîtrise des armements », Éclairage du GRIP, 15 octobre 2019.

[3]. Organisation des Nations unies, Traité sur le commerce des armes, adopté en avril 2013 et entré en vigueur en décembre 2014, Articles 6 et 7. Publication officielle.

[4]. Article 7 §4 « Lors de son évaluation, l’État Partie exportateur tient compte du risque que des armes classiques visées à l’article 2 (1) ou des biens visés aux articles 3 ou 4 puissent servir à commettre des actes graves de violence fondée sur le sexe ou des actes graves de violence contre les femmes et les enfants, ou à en faciliter la commission ».

[5]. ATT Secretariat, «Final Report», Arms Trade Treaty, 30 août 2019.

[6]. CSP5, Draft Decision of the CSP5 on Gender and Gender Based Violence, Arms Trade Treaty, 26 juillet 2019. Publication officielle.

[7]. L’article 6 fait référence au risque que les armes soient utilisées pour commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des Conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des biens civils ou des civils protégés comme tels, ou autres crimes de guerre. Ce qui peut recouvrir des formes de VBG.

[8].  Organisation mondiale de la Santé, « Qu’entendons-nous par « sexe » et par « genre » ? », Organisation des Nations unies, site consulté le 6 septembre 2019.

[9]. L’IASC était formé par : l’Organisation pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), le Bureau de coordination des affaires humanitaires (BCAH), les Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), les Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Programme alimentaire mondial (PAM) et l’Organisation mondiale de la Santé (OMS).

[10]. Comité permanent interorganisations (IASC), Directives en vue d’interventions contre la violence basée sur le sexe, septembre 2005. Publication officielle.

[11]. EIGE, « What is gender-based violence? », European Institute for Gender Equality, site consulté le 6 septembre 2019.

[12]. GREEN Caroline et al., « Gender-based violence and the Arms Trade Treaty: reflections from a campaigning and legal perspective », Gender and development, 11 novembre 2013, p. 551-562.

[13]. Avant d’autoriser l’exportation d’armes classiques, chaque État partie évalue, de manière objective et non discriminatoire, si l’exportation de ces armes ou biens pourrait servir à : « commettre une violation grave du droit international humanitaire ou à en faciliter la commission, commettre une violation grave du droit international des droits de l’homme ou à en faciliter la commission […] »

[14]. L’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme précise que « chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ». Assemblée générale des Nations unies, Déclaration universelle des droits de l’homme, Organisation des Nations unies, adoptée le 10 décembre 1948.