Le GRIP met ici à disposition en accès libre l’interview donnée par Yannick Quéau à Constance Frère, La libre Belgique[1], le 2 octobre 2023
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Depuis le début de la guerre, le soutien militaire octroyé à l’Ukraine persiste et se diversifie. Des avions F16, des chars Abrams, des missiles Storm Shadow et bientôt des ATACMS s’accumulent sur le territoire. Qu’adviendra-t-il de ces armes ? Comment peut-on s’assurer qu’elles seront utilisées à bon escient ?
La frayeur fut de courte durée mais bien palpable lorsque, en août dernier, les sphères prorusses déclaraient à tort, sur les réseaux sociaux, que des armes occidentales destinées à Kiev s’étaient retrouvées entre les mains de cartels mexicains. Un mois plus tôt, le Washington Post affirmait que des armes belges avaient été utilisées par des miliciens russes pro-ukrainiens lors d’un raid en Russie. Cela constituait une violation des règles imposées par la Belgique, qui restreint l’usage de ces armes à l’armée ukrainienne et à son territoire. Il est indéniable que la question de l’usage des armes de guerre, de leur traçabilité et de leur avenir génère de fortes tensions. Analyse de la situation avec Yannick Quéau, directeur du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP).
Des fusils de fabrication belge ont été utilisés lors du raid mené en territoire russe par des miliciens russes pro-ukrainiens. Le Washington Post a également révélé que les combattants russes anti-Poutine avaient à leur disposition « au moins quatre » véhicules militaires fournis à Kiev par les États-Unis et la Pologne, ainsi que des fusils de fabrication tchèque. Le mécontentement occidental est tangible.
Pour quelles raisons les pays occidentaux apportent-ils une aide militaire sous des conditions aussi strictes ?
Depuis le début du conflit, et même avant son déclenchement, il existe une grande préoccupation du côté américain, et par extension de la part des pays de l’OTAN, quant à la gestion adéquate des risques d’escalade du conflit. Cette escalade peut se manifester à travers l’augmentation des moyens militaires mis à la disposition de l’Ukraine, ainsi que par le dépassement des frontières ukrainiennes. En effet, des frappes sur le territoire russe pourraient inciter la Russie à utiliser des moyens allant jusqu’à l’arme nucléaire. L’Occident craint véritablement une détérioration du conflit, ce qui explique la prise de nombreuses précautions pour éviter cette escalade. Parmi ces précautions, il y a notamment la nécessité d’éviter à tout prix que des soldats de l’OTAN se retrouvent en contact avec des soldats russes, ainsi que d’empêcher que les armes fournies à l’Ukraine n’atteignent le territoire russe. Malgré les complexités de la situation en temps de guerre, les Américains accordent une grande importance aux restrictions d’utilisation et de non-usage imposées, et ils s’attendent fermement à ce qu’elles soient respectées.
Ainsi, lorsque des armements américains et européens ont été retrouvés lors d’un raid en Russie, cela a suscité de vives réactions et a entraîné un rappel à l’ordre de la part des Américains.
À l’approche de la campagne présidentielle américaine, de plus en plus de conditions sont exprimées, et des questions persistent quant à l’issue de cette guerre. Face à toutes ces interrogations, Zelensky a tenté de montrer sa fiabilité en prenant des mesures spectaculaires de lutte contre la corruption.
L’Ukraine comprend de mieux en mieux les enjeux de la traçabilité, d’une forme de reporting, et de l’importance de respecter les règles d’utilisation et de non-usage des équipements qui lui sont livrés.
Dans l’un de vos rapports datant de 2016, vous mentionnez la place prépondérante occupée par l’Ukraine pendant plus de 30 ans dans les réseaux de trafic d’armes. Au cours des années 1990 et 2000, de nombreuses armes ukrainiennes ont été retrouvées aux mains des talibans pakistanais, en République démocratique du Congo, en Sierra Leone ou encore au Liberia. Faut-il craindre des situations similaires à l’avenir ?
L’Ukraine a effectivement joué un rôle majeur dans le trafic d’armes et l’approvisionnement de nombreux pays en Asie centrale, en Afrique et au Moyen-Orient tout au long de la période post-soviétique. Il est probable que ces filières aient été mobilisées assez rapidement au début du conflit. À l’heure actuelle, il semble relativement difficile de détourner des armes de l’Ukraine, car le pays éprouve déjà des difficultés à exporter des produits de base tels que le blé. Cependant, il est important de noter que le risque zéro n’existe pas, et il est probable que certains éléments parviennent à échapper aux contrôles. Le véritable défi pourrait se poser dans la période post-conflit ou lors d’une phase de relative stabilisation du conflit, où le risque de voir apparaître des problèmes de traçabilité des armes et de trafic devient plus préoccupant. Il existe un risque réel de retrouver des armes un peu partout en Ukraine, notamment en possession de civils. Les stocks d’armes relativement importants pourraient attirer l’attention de groupes militarisés du monde entier. On est conscient qu’il y aura de nombreuses difficultés pour assurer la traçabilité des armes et lutter contre les trafics car on ne se rend pas bien compte du nombre d’armements, en valeur et en quantité, qui a abreuvé le territoire ukrainien en 18 mois.
En Europe, on trouve encore des armes dans le milieu du grand banditisme datant de la guerre des Balkans. Europol, l’agence de coopération entre les polices européennes, s’est inquiétée dans un communiqué de la prolifération des armes à feu et des explosifs en Ukraine, craignant qu’elle ne conduise à une augmentation du trafic vers l’Union européenne via des itinéraires de contrebande ou des plates-formes en ligne. Quel est votre point de vue à ce sujet ?
Les risques sont bien réels, et il faut être prudent. Quelques armes parviennent à sortir via les filières du crime organisé, mais en comparaison avec le volume d’armement acheminé par l’Ukraine, ce phénomène reste encore relativement marginal. La véritable préoccupation viendra plus tard, lorsque l’heure sera venue d’organiser le désarmement et de tenter de récupérer les armes qui ont été dispersées. Certaines armes, notamment les armes légères, ont une durée de vie très longue. C’est pourquoi nous retrouvons toujours la trace des filières issues des Balkans et des guerres de l’ex- Yougoslavie dans le trafic d’armes. Ces filières ont alimenté en armement bon nombre de groupes criminels en Europe et ailleurs. Cela étant dit, il ne faut pas non plus supposer que le marché des groupes criminels en Europe soit aussi important qu’on pourrait le penser, ni qu’ils aient besoin de se rééquiper en armement. En effet, étant donné la longue durée de vie des armes, celles-ci demeurent opérationnelles et suffisent aux groupes criminels pour poursuivre leurs activités et se défendre contre d’autres groupes criminels. Le véritable risque réside plutôt dans le cas de groupes qui nécessitent des quantités considérables d’armement et pour qui il serait avantageux d’utiliser la filière ukrainienne et ses stocks pour réapprovisionner des groupes terroristes au Sahel, en Asie centrale, et ailleurs.
Que pourrait-on mettre en place pour s’assurer que les armes octroyées ne soient pas utilisées à d’autres fins après la guerre ?
Pour l’instant, il est difficile d’exporter un grand stock d’armement, car il y a peu de navires qui passent par la mer Noire et sortent de l’Ukraine. Il s’agit plutôt d’acheminer des armes vers l’Ukraine que de les faire sortir. Cependant, certaines mesures doivent être mises en place par les pays fournisseurs d’armes, notamment des conditions claires d’usage et de non-usage. En fonction des risques et de la dangerosité de certains équipements, il est nécessaire de porter une attention particulière et de mettre en place des systèmes de reporting. Par exemple, si les missiles antiaériens et les missiles antichars tombent entre les mains de la Russie, de groupes terroristes ou d’acteurs hostiles aux États-Unis, cela pourrait causer d’importants dégâts et mettre en danger la sécurité des civils et troupes occidentales, en particulier celles déployées à l’étranger.
Il est donc essentiel d’avoir une forme de surveillance ou de suivi des pays frontaliers et des moyens qui pourraient permettre d’acheminer rapidement de grandes quantités d’armement. Pour le moment, les pays fournisseurs doivent être en mesure de mettre en place diverses mesures, notamment à travers leurs moyens de surveillance par satellite et de contrôle douanier, etc. Dans cette perspective, le déploiement de chaînes d’approvisionnement et de logistique directement en Ukraine est déjà une façon de garantir que ce qui a été utilisé sur le front – et nécessite des réparations – revienne. Encore faut-il que les firmes déployées sur le territoire ukrainien participent elles-mêmes à cette traçabilité ou que des autorités de contrôle vérifient ce qu’il se passe dans ces usines.
Y a-t-il un risque que les Russes récupèrent les armes sur le terrain ?
En temps de guerre, des deux côtés, les équipements sont déplacés. Parfois, il est nécessaire de se replier, de prendre ce que l’on peut, sans avoir nécessairement le temps de détruire ce qui reste derrière. Ainsi, il est possible que ce matériel tombe entre les mains russes. C’est également cette raison qui pousse les pays occidentaux à être prudents vis-à-vis de la Russie. Si les Occidentaux peuvent fournir des groupes paramilitaires pro-ukrainiens, alors les Russes pourraient faire de même. Il ne manque pas de groupes d’extrême droite et d’islamistes désireux de s’engager dans une forme de violence armée en Occident, évidemment. C’est un scénario auquel tout le monde a pensé dès le départ. C’est pourquoi il est nécessaire d’établir une forme de dialogue stratégique, même en soutenant l’Ukraine, et de veiller à ce que des armes occidentales ne participent pas à des destructions majeures en Russie. Le risque d’escalade doit être géré avec précaution.
Lire également à ce sujet : JACQMIN Denis, L’Ukraine, une nouvelle source pour le trafic d’armes, Éclairage du GRIP, octobre 2016.
[1] Guerre en Ukraine : “Les stocks d’armes relativement importants vont certainement susciter l’attrait de groupes militarisés du monde entier” – La Libre, 2 octobre 2023.
Crédit photo : un séparatiste pro-russe prend la pose au milieu d’armes prétendument saisies à des soldats ukrainiens, dans la ville de Horlivka dans l’oblast de Donetsk en mai 2014 (source : ARES)