Une fois n’est pas coutume[1], c’est par tweets interposés que le président américain Donald Trump semble vouloir résoudre la crise nord-coréenne. Le 8 août, il a promis au régime de Pyongyang « feu et colère » si ce dernier s’entêtait dans son programme balistique et nucléaire. La Corée du Nord a répondu en menaçant, avec une précision aussi inattendue qu’inquiétante[2], d’attaquer l’île de Guam, un territoire non incorporé des États-Unis dans le Pacifique. Le 11 août, Donald Trump se fendait d’un nouveau tweet avertissant Kim Jong-un que, s’il persistait dans ses mauvais choix, des solutions militaires étaient préparées, « locked and loaded »[3].
Crédit photo : Le Hwasong-14 (source : KCNA)
La Corée du Nord nous avait habitués à une telle rhétorique. Maintenant que cette dernière est partagée par l’occupant de la Maison-Blanche, le risque d’escalade augmente dramatiquement. Pour rappel, Pyongyang et Washington ne disposent d’aucun canal officiel pour se parler directement. Sans « téléphone rouge », comment savoir ce que l’autre fera effectivement, sinon en interprétant ce qu’il dit publiquement ?
Dans un autre contexte de crise, en 1967, le ministre des Affaires étrangères belge Pierre Harmel avait proposé à l’OTAN une nouvelle approche face au bloc de l’Est, qui reposait sur deux piliers : d’une part, « une puissance militaire et une solidarité politique suffisantes pour décourager l’agression »[4]. D’autre part, une ouverture diplomatique vers les pays membres du Pacte de Varsovie. Cette initiative contribua à la détente Est-Ouest des années 1970.
Maintenant que les États-Unis sont entraînés dans la surenchère par leur président, peut-être est-il temps d’en revenir à certains fondamentaux, comme celui d’une « doctrine » d’un autre temps, et se demander comment gérer, plutôt que résoudre, la crise nord-coréenne.
Un ICBM nord-coréen : « so what ? »
Les 4 et 28 juillet, Pyongyang a procédé aux tirs d’essai d’un nouveau modèle de missile : le « Hwasong-14 ». Rapidement, les médias s’en sont fait écho avec force et inquiétude. Il faut dire que le premier engin aurait atteint une altitude maximale de 2 720 kilomètres, et le second une apogée de 3 725 kilomètres[5]! Ces missiles balistiques, la Corée du Nord les a tirés presque à la verticale pour éviter qu’ils ne survolent le Japon, ce qui explique leur trajectoire « en cloche » et la distance limitée qu’ils ont parcouru : moins de mille kilomètres. Si elle les avait tirés à un autre angle, pour maximiser leur portée, ils auraient pu, théoriquement, atteindre la côte Est des États-Unis.
En termes opérationnels, même si la Corée du Nord parvient à suffisamment miniaturiser une bombe nucléaire pour en coiffer un missile – ce qu’elle serait désormais capable de faire, selon les renseignements américains[6] –, et même si elle réussit à construire une ogive qui supporte les terribles chaleurs et vibrations associées à la rentrée dans l’atmosphère[7], le Hwasong-14 ne parviendrait vraisemblablement pas à délivrer un engin nucléaire sur le territoire américain : l’ogive serait trop lourde[8]. En outre, le tir d’un tel missile, qui repose sur une propulsion à ergols liquides, demande du temps et des infrastructures spécifiques, (relativement) facilement détectables.
En somme, bien que la Corée du Nord ait effectivement démontré une capacité technologique qu’on ne pensait voir que dans quelques années, elle ne semble pas pour autant disposer aujourd’hui d’une capacité de dissuasion pleine et entière. Il n’y a pourtant pas lieu de s’en réjouir, ou de croire à un nouveau répit.
Au contraire, la démonstration nord-coréenne impose une réévaluation drastique de la manière dont la communauté internationale, et les États-Unis en particulier, réagissent à cette crise. Non seulement cette dernière a acquis un nouveau degré d’urgence, mais elle est aussi là pour durer. Plusieurs autres missiles en développement pourraient, dans un futur proche, confirmer une capacité de dissuasion nord-coréenne opérationnelle[9]. Comment dès lors imaginer que Pyongyang acceptera de s’en passer, pour seulement entamer des négociations ?
La doctrine Harmel
Dans la moitié des années 1960, l’Alliance atlantique traversait de multiples difficultés, et non des moindres. Les États-Unis s’enlisaient au Vietnam, détournant troupes et attention du théâtre européen. La détente qui avait suivi la crise des missiles cubains de 1962 semblait vivre ses dernières heures. Dans le domaine nucléaire, le passage d’une doctrine de « représailles massives » à celle d’une « riposte flexible » par l’administration Kennedy n’avait pas évacué la crainte, au sein des états-majors européens, de voir le « parapluie » américain cantonner une invasion soviétique au continent européen, sans la dissuader.
À cela s’ajoutait une érosion de la solidarité transatlantique. En 1966, le général de Gaulle annonça le retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN. L’Allemagne, de son côté, avait initié sous Willy Brandt ce qui deviendra l’Ostpolitik, la nouvelle politique vers l’Est. De ce contexte particulier[10] émergea l’initiative du ministre des Affaires étrangères belge de l’époque, Pierre Harmel, qui rédigea avec d’autres un rapport sur les tâches futures de l’Alliance – rapport qui portera son nom et sera érigé au rang de nouvelle « doctrine » de l’OTAN. Dans ses grandes lignes, le rapport recommandait de lier entre elles les dimensions politiques et militaires de l’Alliance : assurer une dissuasion forte en même temps qu’un dialogue vers le bloc de l’Est.
Pour les Européens, les risques d’un découplage entre leur sécurité et celle des Américains justifiaient à la fois d’envisager une ouverture diplomatique vers l’Est, et d’insister sur le principe d’une dissuasion nucléaire forte. Pour Pierre Harmel, la priorité n’était pas tant de réinvestir les Américains en Europe que d’assurer un règlement de la « question allemande » et donner ainsi un cadre à une nouvelle détente. « L’élaboration de la détente est le premier travail d’une alliance conclue en vue de la sécurité » dira-t-il, « (…). Nous savons que le seul élément vraiment ferme de la sécurité est la détente »[11].
L’une des composantes clés de la « doctrine » Harmel était donc de reconnaître à l’Union soviétique ses intérêts en Europe et d’amener Washington à entériner un certain statu quo[12]. Un dialogue Est-Ouest mené sur cette base était indissociable d’une négociation visant au désarmement et au contrôle des armements : le principe du donnant-donnant permettait aux Soviétiques d’y voir leurs intérêts reconnus, aux Européens de pousser un agenda de désescalade et de détente, et à l’OTAN de se refonder. L’héritage de cette approche est mixte : elle a certainement contribué à mettre à jour l’Alliance atlantique, sans pour autant constituer une solution à l’affrontement politique, militaire et idéologique de la Guerre froide – un affrontement qui prendra de nouvelles formes dès la seconde moitié des années 1970…
Leçons et options
Bien sûr, la « doctrine » Harmel n’a pas vocation à être dupliquée en Asie de l’Est. Les contextes sont incomparables. Il n’y a pas lieu de plaider en faveur d’une application d’une expérience typiquement européenne dans le cas de la Corée du Nord. Le reproche n’est d’ailleurs que trop souvent entendu en Asie : les Européens proposent leurs solutions à des problèmes qui ne sont pas les leurs (en tout cas, dans lesquels ils ne peuvent pas peser).
Ce que la doctrine Harmel nous rappelle utilement, c’est plutôt qu’à défaut de solution, un équilibre est la seconde meilleure option dans une crise majeure. La puissance militaire seule n’est pas un levier politique efficace. Pour atteindre un ordre régional stabilisé, elle doit crédibiliser et appuyer un cadre de négociation.
À ce jour, le cadre multilatéral le plus prometteur, en matière de négociations avec la Corée du Nord, serait celui des « pourparlers à six », rassemblant les deux Corées, la Chine, le Japon, la Russie et les États-Unis. Comme celles qui l’ont précédée, la dernière résolution du Conseil de sécurité des Nations unies (S/RES/2371) réaffirme, dans son article 27, son soutien aux pourparlers à six. Ce n’est donc pas tant le format que le contenu des discussions, et les négociations visant à les relancer, qu’il est aujourd’hui crucial de redéfinir et que les sorties médiatiques à répétition de Donald Trump mettent en péril.
En reprenant à son compte le langage de la Corée du Nord, le président américain joue, plus que tout autre avant lui, le jeu de Pyongyang. L’administration Obama avait misé sur la « patience stratégique » : ignorer la Corée, et laisser les sanctions faire effet en attendant que cette dernière propose des négociations. Donald Trump, lui, joue au contraire la surenchère.
Que Trump poursuive son entreprise de liquidation de l’héritage Obama dans le dossier nord-coréen n’est pas surprenant, pas plus que l’argument qui la justifie : d’après lui, c’est la stratégie ratée de son prédécesseur qu’il faut blâmer pour la situation actuelle. Mais si la « patience stratégique » n’a effectivement pas eu de résultats probants, l’approche alternative de Trump souffre quant à elle de trois problèmes fondamentaux : d’abord, sa communication le met lui-même en porte-à-faux vis-à-vis de l’administration et des forces armées de son pays[13].
En termes de crédibilité, c’est pleinement et irrémédiablement contre-productif. Ensuite, elle « lie les mains » de son administration, diminuant les options à disposition des diplomates et augmentant l’incertitude générale parmi ceux qui ont effectivement une connaissance du dossier. Enfin, et plus grave encore, elle court-circuite les acteurs régionaux et maillons de communication, telle la Maison bleue (la présidence sud-coréenne), pour leur préférer une logique de « grand marchandage » avec un partenaire (la Chine), qui ne veut ou ne peut pas livrer ce qu’en attend Trump[14].
Conclusion
Le scénario d’une résolution du dossier nord-coréen passant par une « dénucléarisation totale, irréversible et vérifiable » – l’exigence des Nations unies – s’éloigne toujours plus. On voit mal comment une Corée du Nord qui dispose effectivement de l’arme atomique et de missiles intercontinentaux abandonnerait son programme nucléaire et balistique sur la seule base des menaces d’attaques de la part de Washington – menaces qui représentent l’un des fondements de la stratégie de légitimation des Kim…
Vu d’Europe, la « doctrine Harmel » nous rappelle utilement trois choses à propos de la crise nord-coréenne. Premièrement, nous avons-nous-mêmes été confrontés, à une époque, à une escalade des tensions nourrie par des programmes nucléaires rivaux. Pour éviter d’en être les otages, les États européens ont dû se positionner de manière pragmatique dans un champ stratégique qui dépassait leurs seules capacités. Deuxièmement, l’équilibre, s’il n’est pas forcément l’objectif de tous, est un bon point de départ. Troisièmement, la négociation internationale n’est pas un objectif en soi : pour qu’elles démarrent et qu’un accord puisse éventuellement être trouvé, il faut un cadre adapté, alliant efficacement dissuasion et ouverture. En jouant la surenchère, le président américain fragilise le cadre dont il aurait tant besoin pour entamer une négociation avec Pyongyang. À moins qu’il ait la présence d’esprit de laisser à d’autres, comme par exemple le président sud-coréen Moon Jae-in, l’occasion de reprendre la main…
L’auteur
Bruno Hellendorff est chercheur au GRIP depuis 2011 et il y coordonne les activités de l’axe « Paix et sécurité en Asie-Pacifique ».
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Corée du Nord : Quelles options pour une nouvelle détente ?
[1]. Voir Bruno Hellendorff & Fanny-Anh Le Hoang, « Avec ou sans vous ! » – La Chine a-t-elle réellement les clés de la crise nord-coréenne? », Éclairage du GRIP, 14 avril 2017.
[2]. Ankit Panda, « Why North Korea Is Planning Long-Range Missile Flight Tests Over Japan and Toward Guam », The Diplomat, 10 août 2017.
[3]. « Trump warns N Korea that US military is ‘locked and loaded’ », BBC, 11 août 2017.
[4]. « Les futures tâches de l’Alliance », OTAN, 13 décembre 1967.
[5]. À titre de comparaison, l’orbite de la station spatiale internationale oscille autour de 400 kilomètres. Theodore A. Postol, Markus Schiller & Robert Schmucker, « North Korea’s “not quite” ICBM can’t hit the lower 48 states », Bulletin of the Atomic Scientists, 11 août 2017.
[6]. John Warrick, Ellen Nakashima & Anna Fifield, « North Korea now making missile-ready nuclear weapons, U.S. analysts say », The Washington Post, 8 août 2017.
[7] Michael Elleman, « Video Casts Doubt on North Korea’s Ability to Field an ICBM Re-entry Vehicle », 38North, 31 juillet 2017; Ankit Panda, « US Intelligence: North Korea’s ICBM Reentry Vehicles Are Likely Good Enough to Hit the Continental US »,
The Diplomat, 11 août 2017.
[8]. Theodore A. Postol, Markus Schiller & Robert Schmucker, « North Korea’s “not quite” ICBM can’t hit the lower 48 states », op. cit.
[9]. Voir: Bruno Hellendorff & Thierry Kellner, « Crise nord-coréenne: Diplomatie, menace nucléaire et défense antimissile», Rapport du GRIP 2016/9.
[10]. Frédéric Bozo, « Détente versus Alliance: France, the United States and the Politics of the Harmel Report (1964-1968) », Contemporary European History, 7 (3), 1998, p. 343-360.
[11]. Cité dans : Rik Coolsaet, « La Belgique dans l’OTAN (1949-2000) », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2008/14, n° 1999, p. 5-46.
[12]. Ibidem.
[13]. Voir notamment : Dan Lamothe, « Despite Trump’s threats to North Korea, the U.S. military doesn’t appear to be on a new wartime footing », The Washington Post, 11 août 2017.
[14]. Voir Bruno Hellendorff & Fanny-Anh Le Hoang, « Avec ou sans vous ! » – La Chine a-t-elle réellement les clés de la crise nord-coréenne? », Éclairage du GRIP, 14 avril 2017