“La Corée du Nord cherche des ennuis. Si la Chine décide d’aider, ce serait super. Sinon, nous allons résoudre le problème sans eux ! U.S.A.” Par ce nouveau tweet incendiaire dont il s’est fendu le 11 avril, le président américain Donald Trump décidait d’enfoncer le clou. Plusieurs jours auparavant, il avait en effet déclaré au journal Financial Times « si la Chine ne résout pas [le problème de] la Corée du Nord, nous le ferons »[1].
Les États-Unis prévoiraient-ils des frappes contre la Corée du Nord, comme ils l’ont fait en Syrie ? En ordonnant au porte-avion Carl Vinson de retourner croiser à proximité de la péninsule coréenne, l’administration américaine semblait décidée à faire pression sur Pékin.
Reste qu’une question centrale dans cette crise nord-coréenne, et dans le tour nouveau qu’elle semble prendre sous l’impulsion de l’administration Trump, est largement mésestimée : quelle est l’influence réelle de Pékin sur Pyongyang ? La Chine peut-elle assumer le rôle que Washington lui donne ?
Une nouvelle donne pour une ancienne crise
À première vue, la situation apparaît inédite : des États-Unis prêts à frapper, une Chine mise en demeure d’intervenir, une Corée du Sud en pleine crise politique (suite à l’impeachment de sa présidente) et un régime nord-coréen aux abois, désormais doté du feu nucléaire[2]. La configuration est d’autant plus particulière que, contrairement à la pratique des administrations précédentes, la Maison Blanche semble menacer la Corée du Nord de frappes sans mener simultanément une campagne de réassurance envers son allié du Sud – qui aurait pourtant à encaisser l’essentiel des représailles nord-coréennes en cas de conflit.
Tous les ingrédients sont donc là pour donner à cette crise coréenne, laquelle dure pourtant depuis les années 1990 au moins, un caractère explosif. Pourtant, des opérations militaires en Asie du Nord-Est pourraient avoir des conséquences dramatiques : la région est la locomotive de l’économie mondiale, et si le régime de Pyongyang n’est vraisemblablement pas capable de se protéger de frappes ciblées américaines, il a par contre les moyens de répliquer. Le président japonais Shinzo Abe s’est ainsi publiquement alarmé de la possibilité d’attaques au gaz sarin par le régime de Pyongyang[3].
Reste l’accord de coopération et d’assistance mutuelle avec la Chine, qui implique qu’en cas d’attaque envers l’une des parties, l’autre interviendrait pour la soutenir. Dans ce cadre, la puissance militaire chinoise devrait constituer un rempart à toute intervention extérieure en même temps qu’un moyen de pression – a priori efficace – envers Pyongyang. Ce n’est pourtant pas tout à fait vrai.Auparavant, certains garde-fous existaient qui permettaient de limiter l’escalade des tensions. Ils ont aujourd’hui disparu : l’armistice de 1953, par exemple, fut dénoncée par Pyongyang en 2009, et quatre ans plus tard, ce fut au tour des différents accords de non-agression conclus avec Séoul d’être rejetés par le régime nord-coréen[4]. Les derniers canaux de communication avec la Corée du Sud, dont le complexe industriel conjoint de Kaesong, furent rompus en 2016[5].
Le cavalier mené par sa monture
Traditionnellement, les dirigeants chinois se référaient à leur relation avec la Corée du Nord comme étant aussi proche « que le sont les lèvres des dents »[6]. Il faut dire que le calcul stratégique, depuis la guerre de Corée (1950-1953) est resté relativement constant : en aidant le régime de Pyongyang à rester en place, Pékin maintenait une forme de stabilité dans sa périphérie immédiate, évitait des flots de population incontrôlés dans ses provinces du nord-est et gardait un « tampon » entre les forces armées américaines et son propre territoire. C’est sur cette base que repose la position chinoise actuelle, arc-boutée sur le principe d’une sauvegarde du statu quo.
Cette position, pourtant, peut obscurcir une réalité complexe : la Corée du Nord s’est largement détachée de l’orbite chinoise. Dès la fin de la guerre de Corée, ce fut d’ailleurs l’objectif primordial de la politique étrangère de Kim Il-sung. Dans les années qui suivirent, des accusations mutuelles de déviance idéologique lors de la Révolution culturelle puis des réformes de Deng Xiaoping opposèrent de plus en plus les deux alliés. Depuis 1992 et la normalisation des relations entre Pékin et Séoul, cette fracture est devenue un gouffre.
Après que Kim Jong-un eut succédé à son père Kim Jong-il, il entreprit un train de réformes en deux volets : d’une part, s’affirmer comme puissance nucléaire et d’autre part, réformer l’agriculture et le secteur industriel. Le volet nucléaire de cette ambition, pourtant, représentait un défi clair à l’égard de la communauté internationale et des intérêts chinois. Une ligne rouge fut même fixée par Pékin vis-à-vis de Pyongyang : la stabilité de la péninsule ne pouvait passer que par une « dénucléarisation »[7]. Ce fut l’inverse qui se produisit : la Corée du Nord a mené un nombre record d’essais nucléaires et balistiques entre 2013 et aujourd’hui.
En 2013, Kim Jong-un décida de purger son oncle Jang Song-thaek, largement reconnu comme « courroie de transmission » entre son régime et Pékin. L’accusation alors portée contre cet oligarque fut, notamment, de « rêver des rêves différents »[viii] : de quoi le passer par les armes dans un signal qui fut reçu avec froideur à Pékin[ix]. Le meurtre le 13 février dernier du demi-frère de Kim Jong-un, Kim Jong-nam, réputé proche lui aussi de la Chine, est tout aussi interpellant. Selon Ifeng News, le ministre des Affaires étrangères nord-coréen a affirmé en 2015 que son pays ne pouvait plus écouter Pékin et que la retenue n’était plus une solution au vue des regains de tensions dans la péninsule[x].
À nouvelle équation, nouvelles interrogations
Le calcul traditionnel chinois semble en balance aujourd’hui. Si la Corée du Nord est effectivement incontrôlable, ses armes représentent un danger peut-être autant pour la Chine que pour les cibles désignées du régime de Kim Jong-un. Plusieurs voix s’élèvent à Pékin pour indiquer que la Chine n’est pas contrainte d’assister militairement la Corée du Nord en cas de conflit, car cette dernière n’a pas rempli sa part du marché – à savoir « faire tous les efforts pour sauvegarder la paix en Asie […] »[xi].
Selon une source chinoise, le regain de tension sur la péninsule nord-coréenne requiert ainsi une plus grande précaution de la part du gouvernement : Pékin, jouant un rôle de plus en plus important sur la scène internationale, se doit d’agir stratégiquement pour protéger ses intérêts nationaux[xii]. Est plus particulièrement citée comme motif d’inquiétude l’imprévisibilité du président américain[xiii] : plus que les bonnes relations avec la Corée du Nord, c’est la stabilité régionale qui est la priorité de la Chine et si les provocations de Pyongyang mènent les États-Unis à considérer des opérations militaires dans son voisinage immédiat, il y a lieu de reconsidérer le calcul stratégique traditionnel.
Pour essayer de répondre aux pressions domestiques et internationales, Pékin a proposé une solution alternative, à « deux voies »[xiv], qui somme la Corée du Nord d’arrêter son programme nucléaire, et demande dans le même temps à la Corée du Sud et aux États-Unis de cesser leurs exercices militaires conjoints, qui alimentent les tensions.
Conclusion
En cherchant à imposer à la Chine un positionnement ferme à l’encontre de la Corée du Nord, le président Trump n’innove pas franchement par rapport à ses prédécesseurs. Mais il permet au dossier nord-coréen de « détourner » les négociations sino-américaines d’autres sujets, avec toute l’incertitude que cela implique pour la région.
En fait, les actions de la Corée du Nord semblent engager bien plus la Chine que le contraire. Que la Chine soit et reste le dernier partenaire vital du régime nord-coréen est évident : en 2012, elle fournissait encore les deux tiers de l’aide internationale en nourriture[xv]. De ce statut, elle dégage pourtant plus de difficultés que d’avantages : le régime de Pyongyang a démontré suivre sa propre ligne – celle d’une survie qu’il ne pense pouvoir assurer qu’au travers de l’arme nucléaire – plutôt que les instructions de Pékin, bien décidé à jouer la carte du « suivez-nous ou subissez-en les conséquences »…
Du coup, même si la Chine se repenche – quoiqu’avec la plus grande prudence – sur son calcul stratégique traditionnel, l’impatience des États-Unis pourrait être contreproductive. Surtout s’ils continuent d’exiger des résultats tangibles rapidement et s’ils refusent de se contenter du statu quo sans laisser de grande marge de manœuvre à leurs propres alliés japonais et sud-coréens.
Cette situation délicate, particulièrement instable, les puissances d’Asie du Nord-Est l’ont bien comprise. Il semblerait que le président américain, après qu’il ait écouté dix minutes son homologue Xi sur le sujet, s’y acclimate progressivement, déclarant en guise de conclusion : « it’s not so easy »[xvi].
Les auteurs
Bruno Hellendorff est chercheur au GRIP depuis 2011 et il y coordonne les activités de l’axe « Paix et sécurité en Asie-Pacifique ».
Fanny-Anh Le Hoang est chercheuse-assistante au GRIP et poursuit son master en relations internationales – spécialisation paix, sécurité et conflit – à l’ULB.
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“Avec ou sans vous!” La Chine a-t-elle réellement les clés de la crise nord-coréenne?
[1]. Tom Mitchell & Demetri Sevastopulo, « Trump warns Xi that US prepared to act alone on North Korea », Financial Times, 8 avril 2017.
[2]. Bruno Hellendorff & Thierry Kellner, « Crise nord-coréenne: Diplomatie, menace nucléaire et défense antimissile», Les Rapports du GRIP : 2016/9.
[3]. « N. Korea may be able to attack with sarin-tipped missiles: Abe », Kyodo News, 13 avril 2017.
[4]. « North Korea ends peace pacts with South », BBC, 8 mars 2013.
[5]. Choe Sang-Hun, « South Korea to Shut Joint Factory Park, Kaesong, Over Nuclear Test and Rocket », The New York Times, 10 février 2016.
[6]. « Teeth and Lips : A Resurgence in China-Norh Korea Ties », The National Interest, le 19 décembre 2011.
[7]. Bruno Hellendorff & Thierry Kellner, « Crise nord-coréenne: Diplomatie, menace nucléaire et défense antimissile », op.cit.
[viii]. Emily Rauhala, « Kim Jong Un’s Purge of His Uncle May Test Ties With China », Time, 9 décembre 2013.
[ix]. Mu Chunshan, « China’s Official Response To Jang Song-Thaek’s Execution: An Analysis », The Diplomat, 21 décembre 2013.
[x]. « 朝鲜公开蔑视中国“保持克制”:警告“我翻脸 », Ifeng News, le 24 août 2015.
[xi]. Kristin Huang, « China’s nuclear get-out clause over defence of North Korea », South China Morning Post, 13 avril 2017.
[xiii]. « 外媒 煤炭禁令:中国是朝鲜最大的贸易伙伴和援助来源 », Xing Dao Huanqiu Wang
(星岛环球网), 12 avril 2017.
[xv]. Mark E. Manyin et Maru Beth D. Nikitin, « Foreign Assistance to North Korea » CRS Report for Congress, 2 avril 2014, Washington, D.C. : Congressional Research Service, pp. 1-21.
[xvi]. Tom Philips, « ‘Great chemistry’: Trump abandons China criticism as Russia ties suffer », The Guardian, 13 avril 2017.