Le 3 août 2019, un homme armé a ouvert le feu dans un Walmart d’El Paso, au Texas, tuant 22 personnes et en blessant 24 autres[1]. Si les tueries de masse sont une forme de violence récurrente aux États-Unis, celle-ci se distingue par les motivations ouvertement racistes, anti hispaniques et suprémacistes du meurtrier[2]. L’attaque d’El Paso fait de plus écho à une série de violences médiatisées commises par des individus proches des milieux d’extrême droite aux États-Unis (à Charlottesville[3] et Charleston[4], ou plus récemment l’affaire Ahmaud Arbery en Géorgie[5]), mais aussi à travers le monde (à Christchurch,
en Nouvelle-Zélande[6] et à Utoya, en Norvège[7]).
L’analyse des violences d’extrême droite pose de nombreux défis pour les autorités publiques ; la définition de ce qu’elles recouvrent étant elle-même floue. Dans sa compréhension la plus inclusive, l’extrême droite américaine comprend une multiplicité de mouvements qui peuvent être résumés en trois catégories[8], représentées à la page suivante.
Au-delà de cette schématisation, il faut garder à l’esprit que ces groupes restent difficiles à circonscrire : ils ont des contours incertains et ils peuvent s’interpénétrer du fait d’idéologies qui se recoupent.
Meurtres ciblés, attaques à la bombe ou à la voiture-bélier, la forme des violences commises au nom de ces idéologies varie selon les lieux, les auteurs et aussi les époques. Les groupes d’extrême droite intègrent aussi des paramètres comme la mondialisation, s’approprient des théories (ré)émergentes comme celle du grand remplacement[9] et utilisent les outils technologiques contemporains à disposition comme les réseaux sociaux, qui leur servent de plateformes de propagande pour diffuser un narratif où les fake news abondent[10]. Les autorités américaines sont ainsi confrontées à une menace qui se réinvente sur différents plans (idéologie, modes opératoires, structures, etc.) et dont les contours restent flous.
Figure 1. Une catégorisation de l’extrême droite américaine
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Source : GRIP, d’après ADL, 2020.
L’État américain étant articulé sur plusieurs niveaux (l’État fédéral, les États fédérés, mais aussi, en matière de sécurité et de justice, les comtés et les municipalités), on observe des disparités territoriales dans la réponse publique apportée aux défis posés par l’extrême droite violente. Cet Éclairage se limitera à l’examen des mesures prises au niveau fédéral. Plus spécifiquement encore, ce texte s’intéresse à la manière dont les autorités fédérales américaines ont fait évoluer leurs outils juridiques et leurs modes opératoires afin de relever le défi que posent les groupes d’extrême droite violents à la sécurité intérieure.
La démarche repose sur trois étapes. La première identifie les principales évolutions ayant récemment affecté les groupes haineux et leurs impacts sur la redéfinition des priorités des autorités fédérales. La seconde explore les projets et actions en cours au sein des instances exécutives de l’État fédéral afin d’apporter une réponse à ces évolutions. La troisième interroge la nécessité d’adapter le cadre législatif aux nouveaux enjeux et pratiques des instances fédérales, afin de structurer la réponse étatique sur le long terme.
Les nouveaux défis posés par les groupes d’extrême droite violents
Les mouvements d’extrême droite ou leur prémices font partie du paysage politique américain depuis au moins un siècle et demi, quoique la définition d’extrême droite soit relativement récente, d’où une difficulté de définir avec précision une genèse. Les violences perpétrées par ces groupes ne sont pas nouvelles, mais accompagnent des décennies de pénétration de ces idéologies et d’activisme au sein de la société. Elles ont connu un pic dans les années 1920 et 1930 puis encore dans les 1950 et 1960 notamment avec les nombreux crimes racistes commis par le Ku Klux Klan (KKK)[xi]. Depuis les années 1970, ces violences sont moins fréquentes, mais elles restent récurrentes et parfois spectaculaires, à l’image de l’attentat d’Oklahoma City de 1995[xii]. Après les attentats du 11 septembre 2001, l’attention publique et médiatique s’est focalisée sur les violences de type islamiste. Cependant, plusieurs observateurs reconnus du phénomène des violences extrémistes, en tête de file l’Anti-Defamation League (ADL)[xiii], appellent aujourd’hui à plus de vigilance envers les groupes d’extrême droite dont ils soulignent la montée en puissance[xiv].
Pour comprendre cet appel à la vigilance, il faut s’intéresser aux récentes statistiques sur les violences. Entre 2007 et 2011, l’extrême droite était responsable d’au plus cinq attaques par an caractérisées comme terroristes[xv]. En 2012, ce nombre est passé à 14, un chiffre qui s’est maintenu en moyenne les années suivantes. En 2017, ce sont 31 incidents de ce type qui ont été répertoriés[xvi]. Les attaques s’intensifient donc ces dernières années. Elles sont aussi de plus grande ampleur, puisque cinq fusillades de masse ont été enregistrées en 2018 (causant à elles seules 38 morts), contre une seule en 2017[xvii].
Les violences d’extrême droite font aussi plus de victimes. En 2018, 50 personnes sont mortes dans des incidents liés à ces groupes, soit 35 % de plus qu’en 2017[xviii]. Il s’agit du niveau de mortalité le plus élevé depuis 1995 et l’attentat d’Oklahoma City. On remarque que les armes à feu restent largement prédominantes dans les crimes répertoriés. Elles sont responsables de la mort de 42 des 50 victimes de 2018[xix]. De plus, l’extrême droite est responsable en 2018 de 98 % des morts liées aux violences extrémistes sur le territoire américain (soit 49 victimes sur 50), contre 62 % en 2017 et 21 % en 2016. S’il est encore prématuré de parler d’une nouvelle tendance, ces chiffres traduisent un recours plus marqué à la violence dans le cadre d’incidents plus nombreux et d’avantage mortels[xx].
Au niveau de leur structuration, on note des changements substantiels dans la façon dont ces groupes et ces individus se présentent, s’organisent et diffusent leurs idées[xxi]. Les groupes haineux se sont particulièrement bien adaptés à l’ère des médias sociaux, des forums en ligne et autres sites Web et, en particulier, aux applications de messagerie qui leur permettent de « se connecter avec des individus de même mentalité, de radicaliser certaines audiences tout en en intimidant d’autres, et finalement de recruter de nouveaux membres, dont certains passent à l’acte et commettent des crimes de haine ou des actes terroristes »[xxii].
On observe également une nouvelle forme d’internationalisation des groupes d’extrême droite avec la constitution de réseaux transnationaux. Internet a permis à ces acteurs de se connecter plus facilement les uns aux autres, d’échanger leurs idées et de construire leurs mouvements au-delà du territoire américain[xxiii]. Par exemple, le groupe néo-nazi Atomwaffen Division[xxiv], fondé aux États-Unis en 2015, a désormais plusieurs branches dans d’autres pays, dont la Sonnenkrieg Division (au Royaume-Uni) et la Feuerkrieg Division (dans les pays baltes). Il serait également actif au Canada et en Allemagne[xxv].
En parallèle, les individus s’identifient aussi plus facilement à des idéologies qui s’inscrivent de plus en plus dans un espace globalisé, certains groupes liés au suprémacisme blanc se percevant, par exemple, comme faisant partie d’un seul et unique « collectif blanc » mondial[xxvi]. Ils s’identifient également plus facilement à d’autres extrémistes étrangers dont les actes et les idées ont été diffusés via les nouvelles technologies d’information et de communication. Ainsi, l’auteur américain de la tuerie d’El Paso au Texas a cité comme une de ses « inspirations » [xxvii] l’Australien responsable de la tuerie de Christchurch en Nouvelle-Zélande qui avait diffusé son attaque en direct sur les réseaux sociaux[xxviii].
Les mouvements d’extrême droite aux États-Unis changent donc progressivement de visage ces dernières années. Ils deviennent plus violents, mais s’inscrivent aussi dans de nouvelles logiques transnationales et digitales, d’où la nécessité pour les autorités compétentes de faire évoluer leur réponse.
Des adaptations salutaires mais limitées en nombre et en portée
Depuis le début de sa présidence, Donald Trump a créé la polémique pour son positionnement ambigu (voir complaisant) envers les groupes d’extrême droite, en particulier au moment de l’attaque de Charlottesville en 2017[xxix]. Son administration a également été critiquée pour son manque d’actions face aux récentes évolutions des violences (évoquées ci-dessus)[xxx].
Au sommet de l’exécutif fédéral, la Maison-Blanche supervise les activités de plusieurs acteurs clés de la lutte contre les violences d’extrême droite, en particulier le ministère de la Sécurité intérieure[xxxi] (Department of Homeland Security—DHS) et le Bureau fédéral d’investigation (Federal Bureau of Investigation—FBI). Ces organes ont engagé une série de mesures spécifiques ces derniers mois afin de répondre aux évolutions de la menace posée par les groupes extrémistes et faire taire les critiques.
En septembre 2019, le DHS a publié un nouveau « Cadre stratégique pour contrer le terrorisme et les violences ciblées[xxxii] » dont l’objectif est d’exposer les évolutions de la menace terroriste dans le pays et de proposer une réponse adaptée. La lutte contre les groupes suprémacistes blancs y est définie comme une priorité majeure, une volonté assumée par le directeur du DHS d’alors, Kevin McAleenan, qui veut une réponse ferme à l’attaque d’El Paso[xxxiii]. La démarche retenue cherche à optimiser la récolte d’information et la réalisation d’études de long-terme sur ces groupes, à financer des formations sur la prévention ainsi que des entraînements dans les écoles pour former les élèves en cas d’attaques. Il s’agit d’une première significative pour le DHS, mais elle souligne aussi un déficit important dans la connaissance de ce type de mouvements, confirmant que l’agence a des lacunes et sans doute un temps de retard dans ce domaine. À noter que le DHS a aussi annoncé en avril 2020 un programme de bourses de dix millions USD afin de soutenir des initiatives locales de prévention contre les violences terroristes et les crimes de haine et renforcer la résilience des communautés à ce type de violences[xxxiv].
Le FBI a lui aussi pris conscience de cette menace. En février 2020, le directeur du FBI Christopher Wray a désigné les violences extrémistes racialement motivées comme « menace prioritaire nationale » pour l’année 2020[xxxv], afin de prouver sa mobilisation autour de cet enjeu. Le bureau a également mené des arrestations médiatisées au début de l’année 2020 contre le groupe suprémaciste The Base[xxxvi] et le groupe néonazi Atomwaffen Division[xxxvii]. Lors d’une audition devant le Congrès en mai 2019, Michael McGarrity, alors chef de la division contre-terrorisme du FBI, a confirmé que 850 enquêtes pour « terrorisme domestique » étaient ouvertes, estimant que la « vaste majorité » des suspects avaient un lien avec une idéologie raciste (40 % des individus), avec un mouvement antigouvernemental ou un sentiment « anti-autorités »[xxxviii]. Il précise également que l’agence a renforcé ses collaborations avec les grandes entreprises de médias sociaux afin de lutter contre la radicalisation en ligne. Le FBI a également créé au printemps 2019 une nouvelle cellule, la Domestic Terrorism-Hate Crimes Fusion Cell[xxxix], qui réunit des membres des divisions antiterrorisme et investigations criminelles du FBI afin d’éviter des failles dans le partage d’informations et la détection de menaces.
De son côté, le 6 avril 2020, le ministère des Affaires étrangères (Department of State — DoS) a annoncé la désignation d’un groupe ultranationaliste et suprémaciste blanc, le « Russian Imperial Movement » (RIM), comme organisation terroriste[xl].
Cette désignation devrait permettre d’empêcher les citoyens américains d’interagir avec le groupe, de le soutenir financièrement ou matériellement et de saisir tous ses biens présents sur le territoire américain. C’est le premier groupe d’extrême droite à intégrer cette liste ; une décision sans précédent pour Washington qui souhaite envoyer un signal fort et affiche sa volonté de prendre des mesures fortes contre ce type de mouvements[xli]. Cependant, cette désignation reste plutôt consensuelle, car elle vise un groupe fondé et actif en Russie. L’administration américaine manque ainsi une occasion de se confronter au caractère transnational des nouveaux groupes d’extrême droite et persiste à distinguer menace domestique et menace internationale.
Si ces mesures prises par les différents ministères et agences confirment qu’ils se sont pour partie saisis de l’enjeu des violences d’extrême droite, il faut souligner, d’une part, l’accent fort mis sur la lutte contre les groupes liés au mouvement suprémaciste blanc et aux idéologies racistes, et d’autre part, l’absence de mesures particulières contre les groupes antigouvernementaux.
De plus, cette réponse n’est pas optimale en raison de lacunes structurelles. En effet, ces mesures prises au sein des agences ne sont pas « institutionnalisées »[xlii] comme le souligne Elizabeth Neumann, du bureau de prévention de la menace au DHS, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de loi fédérale encadrant ces nouvelles actions. Aucune stratégie particulière définie par la Maison-Blanche par le biais d’un ordre exécutif ou d’un mémorandum présidentiel n’a été formulée[xliii], une lacune commune aux dernières présidences, que ce soit celles d’Obama ou de Trump, qu’on aurait pensé susceptibles de se saisir du dossier.
Mary McCord, directrice de l’Institut pour la protection et le plaidoyer constitutionnel (Institute for Constitutional Advocacy and Protection — ICAP) de l’université de Georgetown et ancienne procureure générale adjointe à la sécurité nationale (2016-2017), va plus loin et considère que les instances fédérales sont plus « limitées » [xliv] dans leur capacité d’actions en matière de lutte contre l’extrême droite. Elle estime qu’à menace égale, l’État fédéral dispose de plus de leviers légaux afin de mener des enquêtes, interpeller des suspects et établir des programmes de prévention contre les groupes terroristes étrangers que contre les groupes d’extrême droite américains.
Les agences fédérales restent par ailleurs dépendantes du soutien de la Maison-Blanche et de ses financements, ce qui peut créer des tensions internes. Par exemple, en 2017, la Maison-Blanche a réduit le budget du bureau des partenariats de prévention au terrorisme (Office of Terrorism Prevention Partnerships) à une peau de chagrin (de 21 millions USD sous Obama à 3 millions USD sous Trump). Elle a également mis fin aux bourses de financement de programmes de lutte contre les violences extrémistes (CVE) dont le projet « Life After Hate » dédié à la réinsertion sociale des anciens néonazis et suprémacistes blancs[xlv].
De manière générale, si l’on peut regretter que la réponse fédérale ne prenne pas pleinement en compte les caractéristiques et les récentes évolutions du phénomène des violences d’extrême droite, les nouvelles initiatives des instances fédérales sont des signaux positifs qui confirment une volonté d’adaptation aux défis posés. Au cœur de ces nouvelles initiatives, on peut relever l’usage croissant du terme de « terrorisme » voire de « terrorisme domestique », qui traduit une volonté nouvelle des autorités de placer la menace d’extrême droite à égal de la menace djihadiste. Cette évolution dans le narratif déployé permet aux autorités de signaler qu’elles ont conscience de la menace et la volonté d’y répondre avec fermeté. Cependant, cette pratique ouvre également la voie à de nouvelles interrogations, en particulier au niveau juridique.
La notion de « terrorisme domestique » au cœur d’une réforme législative attendue
Jusqu’à présent, les auteurs de violences d’extrême droite aux États-Unis sont jugés et condamnés sur la base de plusieurs législations fédérales clés, en particulier les lois contre la violence raciale[xlvi]. L’auteur de la tuerie d’El Paso a ainsi été mis en examen pour 90 chefs d’accusation, dont des faits de crime de haine et de détention d’armes. Cependant, il ne sera pas jugé pour terrorisme, même si le ministère fédéral de la Justice a décrit son acte comme « un acte de terrorisme domestique[xlvii]. » Pour comprendre pourquoi, il faut examiner les lois fédérales anti-terroristes[xlviii] américaines.
Tout d’abord, on peut rappeler que terrorisme reste un terme relativement récent d’un point de vue juridique, qu’il n’existe pas de définition universelle et consensuelle de ce terme et qu’il est sujet à des interprétations et même à des instrumentalisations selon les contextes et les sociétés considérées. Le droit positif américain associe la notion de terrorisme à une menace extérieure[xlix]. Il est donc difficile pour les juges, qui s’appuient largement sur la jurisprudence, de qualifier ainsi les violences d’extrême droite perpétrées sur le sol américain par ses citoyens.
Par ailleurs, la législation fédérale sur le terrorisme reste également strictement limitée dans le type d’incidents qu’elle peut prendre en compte. On dénombre 57 actes spécifiques définis par la législation fédérale comme pouvant relever du terrorisme (si associés à des motivations idéologiques radicales)[l]. Cette liste ne prend pas en compte des incidents tels que les attaques armées contre des civils, les attaques à la voiture-bélier ou bien le stockage d’armes de gros calibre à des fins malveillantes[li], ce qui limite là encore les options des juges fédéraux.
Curieusement, on relève que l’acte de « terrorisme domestique » existe bien dans le droit américain depuis 1992[lii], mais qu’il n’est associé à aucune sanction légale[liii]. On comprend alors mieux pourquoi les juges préfèrent s’appuyer sur une jurisprudence volumineuse contre la violence raciale. La démarche garantit déjà des peines à hauteur de la gravité des faits, même si elle a aussi pour effet de réduire les possibilités d’un examen plus exhaustif des motivations idéologiques et politiques des accusés.
Cette pratique est quelque peu en décalage avec le choix stratégique opéré par les différentes agences et ministères qui ont précisément structuré leur récente réponse aux violences d’extrême droite autour de ces notions de terrorisme et de terrorisme domestique. L’absence d’une cohérence et de continuité entre dans les approches policières et judiciaires crée un vide à la fois légal et symbolique auquel il conviendrait de remédier[liv].
Conscient de cet enjeu, le Congrès[lv] réfléchit à la possibilité de créer une nouvelle législation fédérale spécifique afin de clarifier la notion d’un terrorisme strictement intérieur. La démarche permettrait d’établir une définition légale claire de ce type d’actes et des peines encourues, mais aussi d’y associer des mandats exécutifs pérennes, c’est-à-dire d’entériner le rôle des agences et organismes fédéraux responsables de la lutte contre ce terrorisme domestique[lvi]. Une première étape de ce processus s’est concrétisée le 11 mars 2020, avec l’approbation (à 24 voix contre 2) par le comité judiciaire de la Chambre, l’un des vingt comités de la Chambre des Représentants, d’une première version du « Domestic Terrorism Prevention Act 2020 »[lvii]. Le texte, introduit par le démocrate Brad Schneider, pourrait être prochainement présenté pour un vote en session plénière à la Chambre.
On peut s’interroger sur l’aspect tardif de cette réforme, alors que les actes pouvant relever du terrorisme domestique, qu’il soit d’extrême gauche, d’extrême droite ou religieux, sont loin d’être une donnée nouvelle aux États-Unis. Il convient néanmoins d’éviter de lire la politique américaine et la législation fédérale du pays avec des yeux d’Européens. Il faut en effet garder en tête, d’une part, que le système judiciaire fédéral dispose déjà de lois (les lois contre les violences raciales, contre les crimes financiers, la possession illégale d’armes, etc.) qui permettent de condamner de manière adéquate les auteurs de faits violents ; il n’existe donc pas de besoin législatif urgent.
D’autre part, la question d’une loi sur le terrorisme domestique se heurte à des enjeux constitutionnels majeurs qui divisent les membres du Congrès. Le Premier Amendement (First Amendment) à la Constitution américaine garantit à tout citoyen américain la liberté d’opinion et d’expression, la liberté religieuse ainsi que la liberté de rassemblement[lviii]. Cette protection s’étend également aux groupes aux idéologies haineuses, ce qui explique pourquoi le Ku Klux Klan ou bien le néonazisme ne sont pas interdits en soi aux États-Unis ; les récentes manifestations et contre-manifestations du mouvement Black Lives Matter dans le cadre de la mort de George Floyd ont d’ailleurs rouvert le débat à ce sujet[lix]. En d’autres termes, l’adhésion à une idéologie quelle qu’elle soit, l’appartenance à un groupe (extrémiste ou non), le soutien financier ou matériel à ce type de groupes, ne sont pas en soi punissables par la loi (sauf en cas de lien prouvé avec un groupe terroriste étranger)[lx], car ces activités relèvent de la liberté individuelle. Comme le souligne Brad Wiegmann, un haut cadre du département de la Justice, la situation légale reste épineuse et « hautement problématique »[lxi]. Elle explique que le Congrès ait jusqu’ici préféré repousser les débats.
L’introduction d’une législation sur le terrorisme domestique fait craindre des dérives sécuritaires, en particulier le risque de voir des groupes minoritaires être ciblés de manière disproportionnée[lxii]. La Leadership Conference on Civil & Human Rights, une coalition de 220 organisations issues de la société civile, affiche néanmoins son soutien au texte de Schneider tout en appelant à la vigilance des législateurs sur les risques de voir la nouvelle loi être « utilisée pour cibler des communautés marginalisées » et de perpétuer des biais cognitifs et des discriminations[lxiii]. La coalition pointe en particulier la vulnérabilité des musulmans, des immigrants et des noirs à ces possibles abus systémiques. Si le texte présenté par Schneider emporte l’adhésion de la Leadership Conference on Civil & Human Rights, c’est surtout parce qu’il se concentre sur la création d’unités anti-terrorisme domestique au sein des différents ministères, sur l’établissement de rapports d’études réguliers sur le sujet et sur la structuration de programmes de préventions[lxiv]. À l’instar des initiatives déjà engagées par les agences, le texte assume sa volonté de répondre avant tout à la menace posée par le suprémacisme blanc et les néonazis.
Conclusion
Les groupes d’extrême droite aux États-Unis connaissent un regain de violence qui exige une réponse adéquate de la part des autorités américaines. En effet, si celles-ci ont pris conscience du danger, elles doivent rattraper un retard conséquent dans l’établissement d’une stratégie efficace, c’est-à-dire d’une législation claire et équilibrée qui, en plus de baliser l’action de nature policière, doit permettre une forme de continuité à l’étape judiciaire. L’établissement d’une nouvelle stratégie par le DHS, la création d’une nouvelle cellule au FBI et la présentation d’un projet de loi sont autant d’indices qui confirment un tournant relativement récent dans l’approche des autorités.
Ceci dit, la réponse mise en place se focalise sur les risques liés aux groupes racistes et suprémacistes, qui ne forment pourtant qu’une partie de l’extrémisme de droite. Cette approche a été retenue au détriment d’une compréhension plus englobante du phénomène des violences d’extrême droite. On peut le déplorer alors que les Patriots et autres activistes anti-gouvernementaux armés restent des mouvements actifs sur le territoire américain.
Par ailleurs, la structuration de la réponse étatique autour du concept de « terrorisme domestique », dans une volonté de placer la menace d’extrême droite à égal de la menace djihadiste, pourrait ouvrir la voie à des dérives sécuritaires. À l’heure où la société américaine se divise sur les questions du rôle et des modes opératoires de sa police sur fond de racisme et d’héritage esclavagiste, le débat à venir sur ce projet de loi s’annonce ainsi particulièrement houleux.
Auteure
Solène Jomier est chercheure au GRIP depuis mars 2020. Elle est titulaire d’un master en Relations Internationales de l’Université de Warwick (Royaume-Uni) et est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Rennes.
Crédit photo : Alt-right members preparing to enter Emancipation Park holding Nazi, Confederate, and Gadsden “Don’t Tread on Me” flags (Anthony Crider)
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États-Unis : un aperçu de la réponse fédérale aux violences d’extrême droite
[1]. KIMBALL Spencer, « 20 dead in mass shooting at Walmart in El Paso—suspect in custody »,
U.S News, CNBC, 3 août 2019.
[2]. LAVANDERA Ed, HANNA Jason, « El Paso suspect told police he was targeting Mexicans, affidavit says », CNN, 9 août 2019.
[3]. AFP, « “Les gens ont volé en l’air”: un témoin raconte l’attaque d’un néonazi américain », L’Express, 30 novembre 2018.
[4]. 20 minutes avec AFP, « Fusillade à Charleston : Le suspect voulait “déclencher une guerre raciale” », 20 minutes, 19 juin 2015.
[5]. COLLINS Sean, « The killing of Ahmaud Arbery, an unarmed black jogger in Georgia, explained », Vox, 22 mai 2020
[6]. Le Monde avec AFP, « Attentat en Nouvelle-Zélande : ce que l’on sait de l’attaque terroriste contre deux mosquées à Christchurch », Le Monde, 15 mars 2019.
[7]. Le Monde avec AFP et Reuters, « Norvège : le suspect est un “fondamentaliste chrétien” proche de l’extrême droite », Le Monde, 23 juillet 2011.
[8]. « Extreme Right / Radical Right / Far Right », Anti-Defamation League (ADL), consulté le 20 mai 2020.
[9]. Le grand remplacement est une théorie complotiste, anti-internationaliste et xénophobe qui affirme qu’il existe un processus planifié d’invasion et de substitution des populations blanches par des populations non-blanches. Elle a été popularisé par un ouvrage du même nom publié en 2011 par l’auteur d’extrême droite Renaud Camus.
[10]. JONES Seth G., « The Rise of Far-Right Extremism in the United States », CSIS Briefs, Center for Strategic and International Research (CSIS), Washington DC, 7 novembre 2018.
[xi]. La lutte contre les régimes fascistes lors de la Seconde Guerre mondiale n’est pas étrangère au recul connu au niveau interne dans les années 1940.
[xii]. Le 19 avril 1995, 168 personnes meurent et 680 autres sont blessées dans l’explosion d’un camion piégé dans un bâtiment fédéral d’Oklahoma City. L’auteur est Timothy McVeigh, un extrémiste antigouvernemental. GRAFF Garrett M., « 25 Years After Oklahoma City, Domestic Terrorism Is on the Rise », WIRED, 19 avril 2020.
[xiii]. PITCAVAGE Mark, « Murder and Extremism in the United States in 2018 », ADL Center on Extremism, Anti-Defamation League, janvier 2019, p. 10.
[xiv]. MACFARQUHAR Neil, « As Domestic Terrorists Outpace Jihadists, New U.S. Law Is Debated », The New York Times, 23 février 2020. On dissocie ici menace domestique et menace internationale, ce dernier terme englobant les menaces représentées par des groupes étrangers internationaux comme Al-Qaida et l’organisation État islamique. Les attaques revendiquées par ces groupes, y compris celles commises sur le sol américain par des citoyens américains, sont considérées comme internationales.
[xv]. JONES Seth G., op. cit.
[xvi]. JONES Seth G., op. cit.
[xvii]. PITCAVAGE Mark, op. cit. p. 10.
[xviii]. PITCAVAGE Mark, op. cit. p. 19.
[xix]. PITCAVAGE Mark, op. cit. p. 19 ; Les huit autres victimes sont mortes dans des attaques à l’arme blanche ou par lynchage.
[xx]. La montée des violences d’extrême droite n’est pas un phénomène spécifique aux États-Unis mais s’inscrit dans une tendance plus globale. BRZOZOWOSKI Alexandra, « Far-right terrorism has more than tripled over last four years, report warns », Euractiv, 20 novembre 2019.
[xxi]. CONWAY Maura, SCRIVENS Ryan, MACNAIR Logan, « Right-Wing Extremists’ Persistent Online Presence: History and Contemporary Trends », ICCT Policy Brief, International Center for Counter-Terrorism – The Hague, octobre 2019.
[xxii]. CONWAY Maura, SCRIVENS Ryan, MACNAIR Logan, op. cit.
[xxiii]. CAI Weiyi, LANDON Simone, « Attacks by White Extremists Are Growing. So Are Their Connections », The New York Times, 3 avril 2019.
[xxiv]. Nom dont la traduction littérale serait la Division Armes atomiques.
[xxv]. « Atomwaffen Division », The Counter Extremism Project, consulté le 15 juin. « Atomwaffen Division (AWD) », ADL, consulté le 15 juin.
[xxvi]. CAI Weiyi, LANDON Simone, loc cit.
[xxvii]. FISHER Mark, « A weekend of mass murder reflects how American violence goes viral », The Washington Post, 5 août 2019.
[xxviii]. Le 15 mars 2019, 51 personnes sont mortes dans des attaques armées contre deux mosquées situées à Christchurch, en Nouvelle Zélande. L’auteur est Brenton Tarrant, un australien de 28 ans qui revendique l’attaque dans un manifeste islamophobe et conspirationniste intitulé « le Grand Remplacement ». Il diffuse également son attaque en live sur Facebook.
[xxix]. En août 2017, des milliers d’activistes issus de mouvements néo-nazis et suprémacistes blancs se réunissent à Charlottesville, en Virginie, lors du rassemblement Unite The Right. Le 12 août, une contre-manifestation organisée par des groupes pacifistes est visée par une attaque à la voiture bélier, qui fait un mort. Le conducteur, James Alex Fields Jr, un sympathisant d’extrême droite, est arrêté. Des tensions affleurent entre pro et anti Unite The Right. Le président Trump appelle à l’apaisement, affirmant « il y avait des gens très bien des deux côtés ». GRAY Rosie, « Trump Defends White-Nationalist Protesters: “Some Very Fine People on Both Sides” », Politics, The Atlantic, 15 août 2017.
[xxx]. GILSINAN Kathy, « DHS Is Finally Going After White Supremacists. It’s Not Going to Be Simple », The Atlantic, 20 septembre 2019. REITMAN Janet, « U.S. Law Enforcement Failed to See the Threat of White Nationalism. Now They Don’t Know How to Stop It. », The New York Times, 3 novembre 2018. MARCOS Cristina, « Democrats press FBI, DHS on response to white supremacist violence », The Hill, 22 août 2019. WINTER Jana, WALKER Hunter, « Here’s the data on white supremacist terrorism the Trump administration has been ‘unable or unwilling’ to give to Congress », Yahoo News, 9 août 2019.
[xxxi]. Le ministère de la Sécurité intérieure (DHS) ne doit pas être confondu avec le Département de l’intérieur (Department of Interior) qui est en charge de la gestion des terres par l’État fédéral américain.
[xxxii]. Department of Homeland Security (DHS), Strategic Framework For Countering Terrorism And Targeted Violence, septembre 2019.
[xxxiii]. GILSINAN Kathy, loc. cit.
[xxxiv]. Homeland Security, DHS Makes $10 Million in Funding Available for Targeted Violence and Terrorism Prevention Grants, communiqué de presse, 21 avril 2020.
[xxxv]. DONAGHUE Erin, « Racially-motivated violent extremists elevated to “national threat priority,” FBI director says » CBS NEWS, 5 février 2020.
[xxxvi]. BBC NEWS, « FBI arrests three more members of right wing extremist group ‘The Base’ »,
BBC News, 17 janvier 2020.
[xxxvii]. MALLIN Alexander, BARR Luke, « Justice Department announces nationwide arrests of members of neo-Nazi Atomwaffen group », ABC News, 26 février 2020.
[xxxviii]. LEVINE Mike, « Feds now tracking 850 possible domestic terrorists across US, as white supremacy cases jump: Officials », ABC News, 8 mai 2019.
[xxxix]. DONAGHUE Erin, loc. cit.
[xl]. US Department of State, Briefing on the United States Designation of the Russian Imperial Movement and Its Leaders as Global Terrorists, Special Briefing, 6 avril 2020.
[xli]. Le DoS a également ajouté trois leaders du RIM, Stanislav Anatolyevich Vorobyev, Denis Valliullovich Gariev et Nikolay Nikolayevich Trushchalov, à la liste des terroristes reconnus (Specially Designalte Global Terrorists—SDGT).
[xlii]. ALLAM Hannah, « 5 Takeaways About The Trump Administration’s Response To Far-Right Extremism », NPR, 7 juin 2019.
[xliii]. ALLAM Hannah, loc. cit.
[xliv]. PASCUS Brian, « What is “domestic terrorism” and what can law do about it? », CBS News, 10 août 2019.
[xlv]. BEINART Peter, « Trump Shut Programs to Counter Violent Extremism », The Atlantic, 29 octobre 2018.
[xlvi]. Pour une liste complète, voir https://www.justice.gov/hatecrimes/laws-and-policies
[xlvii]. KENNEDY Merrit, « U.S. Charges Suspect In El Paso Walmart Shootings With Hate Crimes », NPR,
6 février 2020.
[xlviii]. Pour une liste complète, voir https://www.legislationline.org/topics/country/54/topic/5
[xlix]. PASCUS Brian, loc. cit.
[l]. MACFARQUHAR Neil, loc. cit.
[li]. MACFARQUHAR Neil, loc. cit.
[lii]. PASCUS Brian, loc. cit.
[liii]. ALLEN Karma, « Why domestic terror designation in El Paso shooting likely won’t result in terrorism charges », ABC News, 7 août 2019.
[liv]. PASCUS Brian, loc. cit.
[lv]. Le Congrès est le corps législatif bicaméral américain. Il est composé de la Chambre des Représentants (House of Representatives) et du Sénat. Il élabore, examine et vote les projets de lois fédérales.
[lvi]. RUBIN Jennifer, « In case you thought there couldn’t be more bad news: Anti-Semitism is spiking », Opinions, Washington Post, 13 mai 2020.
[lvii]. SCHNEIDER Brad/US Congress, Domestic terrorism prevention act of 2020 passed by house judiciary committee, communiqué de presse, 11 mars 2020.
[lviii]. « First Amendment », National Constitution Center, consulté 17 juin 2020.
[lix]. PALMER Ewan, « Hundreds of Thousands Sign Petitions Urging the U.S. Government to Declare KKK a Terrorist Group », Newsweek, 9 juin 2020.
[lx]. PASCUS Brian, loc. cit.
[lxi]. ALLEN Karma, loc. cit.
[lxii]. AZIZ Sahar, « A domestic terror law could quash political dissent in the US», Al Jazeera, 13 juin 2020.
[lxiii]. The Leadership Conference on Civil & Human Rights, Support the Domestic Terrorism Prevention Act, Lettre ouverte, CivilRights.org, 10 mars 2020.
[lxiv]. 116th US Congress, H.R.5602 – Domestic Terrorism Prevention Act of 2020, introduit le 14 janvier 2020, mais non ratifié.