La mer d’Azov constitue la partie supérieure de la mer Noire, située entre la péninsule criméenne, les côtes du sud-est de l’Ukraine et la Russie. Elle est séparée de la mer Noire par le court détroit de Kertch. Cette zone est l’objet d’un regain d’activité de la part des forces armées russes et ukrainiennes sur fond de tensions créées par le harcèlement russe de bateaux ukrainiens et internationaux qui y naviguent et par la situation en Crimée occupée.

Crédit photo : Google Maps. La ligne rouge représente la Ligne de Contact entre forces ukrainiennes et séparatistes.

La Crimée après l’annexion

L’annexion de la péninsule par la Russie en mars 2014 ne va pas sans poser de problèmes logistiques complexes. La seule voie d’accès vers le continent passe par l’Ukraine, qui a interdit le trafic commercial routier et ferroviaire vers la Crimée. Le ravitaillement et le commerce de la péninsule avec la Russie se fait donc via des ferries qui naviguent dans le détroit de Kertch. Toutefois, les eaux douces venant des fleuves Don et Kouban restent en surface sur la mer d’Azov et provoquent le gel de la mer intérieure en hiver, ce qui peut bloquer les rotations des ferries vers la Russie.

Le coût du fret aérien étant prohibitif, les observateurs internationaux du conflit ukrainien ont longtemps soupçonné les séparatistes de l’est de l’Ukraine de vouloir pousser leur offensive sur la ville de Marioupol pour pouvoir ouvrir un corridor terrestre entre les territoires séparatistes et la Crimée[1]. La ferveur patriotique orchestrée par le Kremlin à l’occasion du retour de la Crimée dans le territoire russe nécessitait un ouvrage à la hauteur de l’enjeu. La Russie a donc lancé la construction d’un pont reliant la Crimée à la région russe de Krasnodar, pont qui est ainsi devenu un projet très politique et est décrit par le Kremlin comme une « mission historique»[2]. Ce pont de 19 km – le plus long d’Europe – doit pouvoir accueillir du trafic routier et ferroviaire. Il a été inauguré à la mi-mai 2018 par Vladimir Poutine en personne au volant d’un camion, dans le style des mises en scène prisées par le Kremlin[3].

Le pont contribue donc à rapprocher la Crimée de la Russie alors qu’elle en était physiquement séparée. L’Union européenne a condamné l’inauguration du pont qui « vise à l’intégration forcée de la péninsule illégalement annexée à la Russie et à son isolement de l’Ukraine dont elle fait partie » et a pris des sanctions le 31 juillet à l’encontre des entreprises ayant participé à sa construction[4]. L’UE a également dénoncé le fait que les dimensions du nouveau pont empêchent les plus gros navires de traverser le détroit de Kertch et d’accoster dans les ports ukrainiens de la mer d’Azov, principalement Marioupol.

Harcèlement russe des navires accostant dans les ports ukrainiens

La mer d’Azov a connu un regain de tension ces derniers mois. En effet depuis l’ouverture du pont de Kertch, les services de sécurité russes (FSB) inspectent de manière systématique les navires à destination ou en provenance des ports ukrainiens de Marioupol et Berdiansk. Ces abordages, qui ne s’appliquent pas aux navires se dirigeant vers les ports russes, retardent le chargement et le déchargement des navires et peuvent durer jusqu’à dix heures. En plus de ces contrôles, les navires doivent également attendre la permission de passer le détroit de la part des autorités russes, parfois pendant plusieurs jours. Ainsi, à la mi-août, les autorités russes ont interdit la navigation à travers le détroit de Kertch pendant une semaine entière provoquant la mise à l’ancre de seize navires, et ce uniquement pour les navires à destination des ports ukrainiens. Les retards dans les chargements coûtent des dizaines de milliers de dollars aux affréteurs et rendent les ports ukrainiens (et les exportations sidérurgiques ukrainiennes) non compétitifs, sans compter les risques sécuritaires[5]. Le port de Marioupol a ainsi vu ses revenus diminuer de 30 % depuis la mise en place du pont de Kertch[6]. Le Département d’État américain a condamné ces opérations de harcèlement et d’obstruction au trafic maritime dans la mer d’Azov[7], sans résultats jusqu’à présent.

Statut juridique de la mer d’Azov

Le statut juridique de la mer d’Azov est complexe pour deux raisons : la chute de l’URSS et l’annexion russe de la Crimée. Cet espace maritime était considéré du temps de l’URSS comme une mer intérieure et la question se pose de savoir si ce statut aurait pu être transmis à la fois à l’Ukraine et à la Russie après 1991[8]. Selon cette hypothèse, la mer d’Azov serait donc une mer intérieure partagée entre l’Ukraine et la Russie. Dans un autre scénario, la mer d’Azov aurait perdu ce statut de mer intérieure lors de l’indépendance de l’Ukraine et le régime classique du droit de la mer s’appliquerait donc avec des zones économiques exclusives pour la Russie et l’Ukraine et un régime d’eaux internationales au centre de la mer d’Azov. L’annexion de la Crimée complexifie l’équation puisque les deux États revendiquent des zones économiques exclusives autour de la Crimée. Pour compliquer davantage le casse-tête juridique, plusieurs accords bilatéraux ont été signés entre l’Ukraine et la Russie garantissant la liberté de navigation sur cette mer. En 2003, un Accord de coopération sur l’usage de la mer d’Azov et du détroit de Kertch a été signé entre l’Ukraine et la Russie réitérant le statut de « mer interne partagée ». L’Ukraine pourrait cependant dénoncer cet accord au vu des incidents récents et revenir au régime classique de partage des eaux territoriales selon les définitions de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Cette question du statut de la mer d’Azov est importante car elle conditionne la possibilité pour l’Ukraine d’intenter une action devant la justice internationale.

Renforcement de la présence militaire russe et réaction ukrainienne

La présence militaire russe dans la mer d’Azov s’est largement accrue depuis le printemps 2018, avec notamment le transfert fin mai de six bateaux de patrouille côtière provenant de la flotte de la Caspienne mais également des navires lance- missiles équipés de missiles Kalibr[9]. L’Ukraine n’est pas capable de rivaliser avec ces déploiements, la majorité de sa flotte ayant été confisquée par la Russie lors de l’annexion de la Crimée. De nouveaux navires rapides ukrainiens sont en production et trois vedettes de classe Gurza-M ont été déployées en mer d’Azov en septembre 2018 sans pouvoir changer le rapport de force[10]. En attendant des renforts plus importants, l’armée ukrainienne se prépare à réagir à une possible confrontation en augmentant la cadence des exercices impliquant des hélicoptères et des avions d’assaut au-dessus de la mer. Vu le manque de capacités antinavires, l’aviation semble être le seul recours[11]. L’Ukraine a également développé un missile de croisière antinavires, le Neptune, qui a été testé à la mi-août mais n’est pas encore en production[12].

Liberté de navigation en mer d’Azov contre approvisionnement en eau en Crimée ?

Si le commandement militaire ukrainien voit les troubles en mer d’Azov comme un possible prélude à une attaque sur les côtes ukrainiennes, les mesures de harcèlement russes sur les navires ukrainiens pourraient n’être qu’un marchandage destiné à améliorer la situation en Crimée. En effet, depuis l’annexion de la péninsule en 2014, l’Ukraine a bloqué le canal d’approvisionnement en eau venant du Dniepr provoquant de graves pénuries d’eau en Crimée et empêchant la poursuite des activités agricoles. Des images satellites présentées par le ministère ukrainien des territoires occupés montrent que la Crimée s’assèche très rapidement et que la végétation se réduit fortement[13]. La Crimée retrouve ainsi son climat désertique d’avant les travaux d’irrigation, menaçant les cultures maraîchères et les vergers qui ne peuvent vivre que grâce à l’irrigation artificielle. Le harcèlement russe des navires en mer d’Azov pourrait donc être une monnaie d’échange contre le retour de l’irrigation en Crimée.

Quelles solutions pour l’Ukraine ?

Face au regain de tensions autour de cet espace maritime, les Ukrainiens veulent rebâtir certaines capacités militaires visant à dissuader la Russie d’intervenir militairement sur les côtes ukrainiennes mais également reconstruire une flotte de navires de garde-côtes destinés à escorter les navires ukrainiens passant le détroit de Kertch. Au-delà de l’investissement militaire, l’Ukraine a démarré une procédure auprès de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye sur ses droits aux ressources en hydrocarbures et droits de la pêche en mer Noire et en mer d’Azov, sur la liberté de navigation selon la Convention des Nations unies sur le droit de la mer et au regard de la construction du pont de Kertch[14]. Au niveau diplomatique, l’Ukraine a interpellé la mission d’observation SMM de l’OSCE, qui observe le respect des Accords de Minsk, pour étendre son mandat en mer, avec peu de chances de succès.  La mer d’Azov risque de ressembler de plus en plus à la situation qui prévaut en mer de Chine méridionale…

L’auteur

Denis Jacqmin est chercheur au GRIP dans l’axe « armes légères et transferts d’armes ». Il a été observateur international pour les missions SMM Ukraine (2014‑2015) et EUMM Georgia (2012-2013).

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[1]. Radio Free Europe/ Radio Liberty, Mariupol: A Strategic and Symbolic Target for Pro-Russian Rebels, 24 janvier 2015. La ville de Marioupol a connu des troubles importants avec l’occupation par des militants séparatistes de bâtiments officiels en mars 2014, suivi de manifestations violentes avant que les troupes ukrainiennes (armée, garde nationale et bataillon de volontaires « Azov ») n’en reprennent le contrôle.

[2]. Iffly, C., « Quelles perspectives pour la Crimée ? », Politique étrangère, vol. 82, n° 2, été 2017, p. 133.

[5]. The Atlantic Council, Is Putin Planning a Post-World Cup Surprise?, 28 juin 2018.

[6]. Radio Free Europe/ Radio Liberty, Sea Of Troubles: Azov Emerging As ‘Tinderbox’ In Russia-Ukraine Conflict, 7 août 2018.

[7]. U.S. Department of State, Press Statement, 30 août 2018.

[8]. Pour une analyse complète du statut juridique de la mer d’Azov et des chances d’aboutir d’une action ukrainienne devant la Cour permanente d’arbitrage, voir l’analyse en trois parties sur Völkerrechtsblog. Valentin J. Schatz et Dmytro Koval, « Ukraine v. Russia: Passage through Kerch Strait and the Sea of Azov (Part I) », Völkerrechtsblog, 10 janvier 2018.

[9]. Kyiv Post, Ukraine loses control of Azov Sea to Russia, 15 juin 2018.

[10]. Defence Blog, Ukraine deploys modern armoured artillery boats to Azov Sea to counter Russian aggression, 10 septembre 2018.

[11]. Донбасc.Реалии, Украина подняла истребители в небо, 13 août 2018.

[12]. Defence Blog, Ukraine successfully test-fire Neptun anti-ship cruise missile, 17 août 2018.

[13]. Radio Free Europe/ Radio Liberty, New Maps Appear To Show Crimea Is Drying Up, 13 juillet 2018.

[14]. Voir Cour permanente d’arbitrage, Communiqué de presse, Différend concernant les droits de l’État côtier dans la mer Noire, la mer d’Azov et le détroit de Kertch (Ukraine c. la Fédération de Russie).