À Minneapolis, aux États-Unis, peu après que des manifestants se sont rassemblés pour protester contre la mort de George Floyd, la police a déployé un impressionnant dispositif comprenant des véhicules blindés et des agents en tenue antiémeute qui ont tiré des grenades lacrymogènes, assourdissantes et des projectiles « non létaux » sur la foule, faisant de nombreux blessés[1]. Pour rappel, George Floyd était un Afro-Américain de 46 ans décédé le 25 mai 2020 après qu’un policier blanc s’est agenouillé sur son cou pendant plusieurs minutes.

Crédit photo : 200623 US Washington DC Black Lives Matter Plaza
(Author :TedyEytan – Creative Commons)

Dans un pays où plus de 1 000 personnes sont tuées chaque année par la police, et où les Noirs sont trois fois plus susceptibles que les Blancs de figurer parmi les victimes[2], de telles manifestations impliquant une démonstration de force de la part de la police sont devenues courantes[3]. Ces épisodes contribuent à maintenir un vif débat sur la militarisation des polices américaines[4].

Un processus pas nouveau mais qui s’intensifie

La militarisation est un processus par lequel les éléments centraux du modèle militaire sont adoptés par une organisation ou appliqués à une situation particulière. Pour le professeur Peter Kraska, ce phénomène affecte la police civile sur quatre dimensions : 1) matérielle (emploi d’un armement militaire), 2) culturelle (adoption d’une rhétorique martiale), 3) organisationnelle (formation d’unités d’élite) et 4) opérationnelle (engagement dans des situations hautement risquées)[5]. Aux États-Unis, la militarisation des polices locales n’est pas un processus nouveau (celui-ci remonte aux années 1960), mais deux évènements ont marqué un tournant dans son intensification. Il s’agit tout d’abord de la « guerre contre la drogue » dans les années 1980 et ensuite de la « guerre contre le terrorisme » depuis 2001.

Ces deux marqueurs invitent à inscrire la militarisation dans une logique de réactivité à un contexte sécuritaire de plus en plus tendu au niveau national. Il y aurait donc une forme d’inexorabilité du processus, dictée par l’urgence et rejoignant l’expression « aux grands maux, les grands remèdes », les remèdes étant présentés comme nécessairement militaires.

C’est précisément cette idée d’inexorabilité du processus que cet Éclairage vise à interroger en examinant les alternatives possibles dans le maintien de l’ordre. Pour y parvenir, le texte procède en trois étapes. La première opère un retour historique sur l’évolution de la militarisation des forces de police aux États-Unis et souligne, malgré des tentatives de limitation, la résilience du processus. La seconde étape s’intéresse à la nature des liens entre la militarisation et la violence policière, et met en lumière une corrélation positive entre les deux phénomènes. La conclusion pose la question de savoir quels sont les principaux impacts de cette relation sur la société américaine en invitant à repenser l’usage de la force par les représentants de l’ordre.

Bref historique de la militarisation des forces de police

Aux États-Unis, le Law Enforcement Assistance Act présenté par Lyndon B. Johnson au Congrès américain le 8 mars 1965 – lorsque le président appela à une « guerre contre le crime », faisant de son contrôle une priorité fédérale – marque l’origine du flux de ressources et de fonds fédéraux destinés à accroître la force et la taille des polices locales[6]. Dans les années 1980, ce mouvement a été profondément intensifié par l’agitation politico-sécuritaire entourant la « guerre contre la drogue » [7].

La fin de cette décennie s’est caractérisée par une configuration politique plus favorable aux approches fermes en matière de sécurité. Ainsi, l’héritage politique de l’élection présidentielle de 1988 — remportée par le républicain George H. W. Bush qui a alors fait du crime une question clé durant la campagne, reprochant à son adversaire démocrate, Michael Dukakis, de ne pas être assez dur envers les criminels — « a créé un contexte politique punitif qui a poussé les démocrates à adopter également des positions sévères contre la criminalité »[8]. En 1996, le processus de militarisation s’est encore normalisé lorsque le président démocrate Bill Clinton a approuvé et signé la loi H.R.3230 – National Defense Authorization Act for Fiscal Year 1997 qui, en son article 1033, permet à la Défense de vendre ou de transférer du matériel militaire excédentaire, y compris des armes et des véhicules, aux forces de l’ordre locales. En 2014, 4,3 milliards USD avaient (depuis 1997) transité à travers le programme 1033[9].

La même année, à Ferguson (dans l’État du Missouri), l’étalage de matériel militaire (véhicules blindés, fusils M4, etc.) avec lequel les policiers ont fait face aux manifestations provoquées par la mort de Michael Brown — un Afro-Américain de 18 ans abattu, alors qu’il n’était pas armé, le 9 août 2014 par un officier de police de la ville — a soulevé une vague de critiques, tant dans le camp démocrate que républicain.

Claire McCaskill, sénatrice démocrate du Missouri, déplorait ainsi que « ce genre de réponse de la police [soit] devenu le problème plutôt que la solution »[10]. Du côté républicain, le sénateur kentuckien Rand Paul se plaignait que « Washington [ait] encouragé la militarisation des postes de police locaux en utilisant des fonds fédéraux pour aider les gouvernements municipaux à construire ce qui sont essentiellement de petites armées »[11]. Dans ce contexte, le gouvernement fédéral a lancé une enquête qui a finalement abouti, en 2015, au décret 13688 limitant fortement la possibilité pour la Défense d’équiper militairement les forces de police (programme 1033 évoqué plus haut), notamment à travers des impératifs de formation sur l’utilisation de matériel militaire et des démarches administratives plus exigeantes pour acquérir un tel matériel.

Deux ans plus tard, le président Donald Trump a annulé ces restrictions et complètement rétabli le programme que son prédécesseur, Barack Obama, avait limité[12]. Désormais, les services de police ont à nouveau accès à des équipements militaires tels que des lance-grenades, des véhicules blindés et des baïonnettes.

Militarisation et violence policière

Des chercheurs comme Casey Delehanty, Jack Mewhirter, Ryan Welch et Jason Wilks ont mis en évidence une corrélation positive entre la militarisation et la violence policière. Dans leurs modèles, ils observent une relation positive et statistiquement significative entre les transferts du programme 1033 et les décès dus à des fusillades impliquant des agents de police : « nous constatons que les réceptions [de matériel dans le cadre du programme] 1033 sont associées à la fois à une augmentation du nombre d’homicides imputables à la police observés au cours d’une année donnée et à l’évolution du nombre d’homicides imputables à la police d’une année à l’autre »[13].

L’argument selon lequel la militarisation conduit à davantage de violence de la part des forces de l’ordre mérite néanmoins d’être nuancé. Pour le sociologue Fabien Jobard, un usage systématiquement plus élevé de la force ne peut être déduit de la capacité d’emploi de celle-ci ou de la formation militaire des unités de police. Selon lui : « C’est […] moins la nature des forces engagées que l’historicité des conflits locaux qui pèse sur le niveau de force employée. »[14] Mettant en parallèle la croissance de la militarisation des appareils policiers et de la pression de l’opinion publique, il souligne que

« la police est sans aucun doute dotée de pouvoirs répressifs plus forts qu’elle ne l’était il y a une vingtaine d’années, mais [qu’]elle se présente aujourd’hui comme une institution pénétrée par le regard extérieur, ce qui change totalement les conditions d’usage de la force lorsque l’on sait que l’absence de personnes tierces a toujours été un facteur incitant à la déviance »[15].

Aux États-Unis, les préoccupations de sécurité ont toujours occupé une place centrale dans le débat public. Cependant, ce dernier semble désormais se focaliser plus intensément sur la manière d’assurer l’ordre et les conséquences sociales qui en découlent.

Citons, par exemple, la mise en place par la War Resisters League de l’hashtag #JusticeForGeorgeFloyd qui permet à tout un chacun de tracer les actions militarisées des autorités.

Le processus de militarisation s’accompagne effectivement de l’institutionnalisation d’un ensemble de normes qui peuvent conduire à une détérioration des relations entre la police et les citoyens : « Lorsque les organisations de police apprennent aux officiers à agir et à penser comme des soldats, elles les éloignent de la communauté dont ils sont censés faire partie. »[16] Abordé sous le prisme de la guerre, le travail de la police s’inscrit donc dans une configuration caractérisée par la violence, la peur et la méfiance[17].

Quelles alternatives à la militarisation de la police ?

Les méthodes policières agressives sont loin de se limiter au niveau des individus. Dès lors, l’instauration de manières plus proactives et moins répressives d’effectuer le travail policier nécessite de s’attaquer aux structures de la militarisation. Au‑delà de la seule dimension matérielle, restaurer un climat de confiance et de coopération entre les citoyens et leurs polices passe par une nécessaire refonte de la logique militaire dans laquelle les policiers sont socialisés.

À cet égard, des stratégies de police de proximité – comme, par exemple, des réunions de quartier ou des patrouilles à pied – peuvent être des mécanismes en mesure de renforcer la confiance entre les citoyens et la police[18]. Les chercheurs Aliyu Yero, Jamilah Othman, Bahaman Abu Samah, Jeffrey Lawrence D’Silva et Abdul Hadi Sulaiman ont analysé  les tentatives de conceptualisation et de théorisation de la « police de proximité »[19]. Selon eux, la flexibilité de ce concept dans la pratique permettrait aux citoyens de (re)devenir des acteurs centraux dans les dispositifs de sécurité publique.

Représentant un mode de fonctionnement différent qui encourage l’ouverture et l’inclusion, le travail de police de proximité implique une déconstruction de la structure militaire de commandement et de contrôle. La mise en œuvre stratégiquement contextualisée d’initiatives de police de proximité pourrait ainsi favoriser une meilleure compréhension entre la police et les communautés.

Auteur

Jonathan Bannenberg est chercheur au GRIP. Diplômé de l’Université de Lausanne (Suisse), il est titulaire d’un master en science politique de l’Université libre de Bruxelles (ULB). En parallèle à ses activités au GRIP, il est également assistant chargé d’exercices à l’ULB.

[1]. Voir McHARRIS, Philip V., « Why does the Minneapolis police department look like a military unit? », The Washington Post, 28 mai 2020.

[2]. Voir les données du collectif de recherche Mapping Police Violence, Police Violence Map, 23 juin 2020.

[3]. Plus récemment, mentionnons les émeutes de Kenosha, dans le Wisconsin, en réaction à l’arrestation le 23 août 2020 de Jacob Blake, un Afro-Américain de 29 ans, au cours de laquelle il a été grièvement blessé par les coups de feu d’un policier blanc.

[4]. Le 8 juin 2020, un projet de loi abordant un large éventail de politiques et de questions concernant les pratiques policières et la responsabilité des forces de l’ordre — et visant plus particulièrement, en son article 365, à arrêter de militariser ces dernières — est présenté par près de 200 élus du Congrès, majoritairement démocrates ; voir Congrès des États-Unis, H.R.7120 – George Floyd Justice in Policing Act of 2020, 25 juin 2020.

[5]. Voir KRASKA, Peter B., « Militarization and Policing–Its Relevance to 21st Century Police », Policing: A Journal of Policy and Practice, vol. 1, n° 4, 2007, p. 503.

[6]. Voir HINTON, Elizabeth, « Why We Should Reconsider the War on Crime », Time, 20 mars 2015.

[7]. Pour rappel, « en 1986, le président Ronald Reagan a officiellement désigné le trafic de drogue comme une menace pour la “sécurité nationale” » ; PAUL, John, BIRZER, Michael L., « The Militarization of the American Police Force: A Critical Assessment », Critical Issues in Justice and Politics, vol. 1, n° 1, 2008, p. 17 (traduction libre).

[8]. McHARRIS, Philip V., loc. cit. (traduction libre).

[9]. Voir American Civil Liberties Union, War Comes Home: The Excessive Militarization of American Policing, New York, NY, juin 2014, p. 24.

[10]. Citée par CHOKSHI, Niraj, « Militarized police in Ferguson unsettles some; Pentagon gives cities equipment », The Washington Post, 14 août 2014 (traduction libre).

[11]. Cité par ibidem (traduction libre).

[12]. Voir GOLDMAN, Adam, « Restrictions Lifted on Surplus Military Gear for Police », The New York Times, n° 57 704, 29 août 2017, p. A19.

[13]. DELEHANTY, Casey et al., « Militarization and police violence: The case of the 1033 program », Research and Politics, vol. 4, n° 2, 2017, p. 2 (traduction libre). Les auteurs précisent (p. 6) que les limites des données (sur la violence policière) les empêchent de faire la distinction entre l’usage légitime et illégitime de la force par la police.

[14]. JOBARD, Fabien, « L’usage de la force par la police », dans Maurice CUSSON et al. (dir.), Nouveau traité de sécurité. Sécurité intérieure et sécurité urbaine, Montréal, Hurtubise, 2019, p. 399.

[15]. Ibid., p. 401.

[16]. PAUL, John, BIRZER, Michael L., loc. cit., p. 19 (traduction libre).

[17]. En 2020, 48 % des Américains déclaraient avoir confiance dans la police : en 27 ans, c’est le taux le plus bas enregistré par le cabinet d’analyse et de conseil Gallup ; voir BRENAN, Megan, « Amid Pandemic, Confidence in Key U.S. Institutions Surges », Gallup, 12 août 2020.

[18]. Voir PAUL, John, BIRZER, Michael L., loc. cit., p. 23-24.

[19]. Voir YERO, Aliyu et al., « Re-visiting concept and theories of community policing », International Journal of Academic Research, vol. 4, n° 4, 2012, p. 51-55.

Militarisation des forces de police aux États-Unis : conséquences sociales et alternatives