Un des meilleurs connaisseurs de la Russie, l’historien français Alexandre Adler a vu dans l’invasion russe en Ukraine « la tragédie d’un homme qui est en train de se suicider politiquement. Poutine se pense beaucoup plus fort qu’il n’est et il est dans une espèce de rage impuissante qui le conduit au pire excès »[1]. Pour le journal russe d’opposition Novaïa Gazeta, « la décision de « démilitariser » l’Ukraine relève du suicide. La guerre est une folie. La Russie ne peut pas gagner »[2].

Fondamentalement, le président Poutine a oublié qu’il vivait en 2022, et que le monde dans lequel il pense vivre n’existe plus. Il a commis trois erreurs essentielles en oubliant plusieurs réalités. Primo, le droit international interdit de recourir à la force pour régler des différends avec un autre pays. Secundo, la très grande faiblesse économique de la Russie va appauvrir considérablement sa population après les sanctions prises par les pays occidentaux. Tertio, la barbarie des forces armées russes a montré le mépris total de Poutine pour la vie humaine, ce qui l’amène à être qualifié de criminel de guerre par l’opinion publique mondiale.

Et en fin de compte, après sa guerre en Ukraine, Vladimir Poutine obtiendra l’inverse de ce qu’il recherchait : renforcement de l’OTAN, meilleure cohésion et militarisation de l’Union européenne, création d’un puissant climat antirusse en Ukraine.

L’interdiction de l’usage de la force et l’isolement historique de la Russie

Vladimir Poutine a oublié que la Russie fait partie de l’ONU, dont la charte, signée le 26 juin 1945, exige que ses membres « règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques » et qu’ils ne peuvent dans leurs relations avec d’autres pays « recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État ».

Depuis 1945, tous les États de la communauté internationale ont donc bien décidé que les différends entre États devaient se régler exclusivement par la voie diplomatique, au moyen de discussions et de négociations. Si Vladimir Poutine considérait que la Russie avait un quelconque problème avec l’Ukraine, la seule voie possible était d’utiliser les seuls moyens prévus à cet effet : soit par des discussions bilatérales entre les représentants des deux États, soit au sein des institutions multilatérales comme les Nations unies, ou l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

Par ailleurs, la Russie a signé en 1994 le Mémorandum de Budapest, accordant à l’Ukraine des garanties pour son intégrité territoriale. Poutine a lui-même signé en 2009 un traité international confirmant cet engagement.

Après le déploiement de 150 000 soldats russes à la fin de 2021, le président Joe Biden a été critiqué par les Européens[3] et les Ukrainiens, estimant exagérées ses annonces d’une invasion de l’Ukraine par la Russie[4]. Poutine avait d’ailleurs répété à plusieurs reprises qu’il n’envahirait jamais l’Ukraine. Le 24 février 2022, les chars russes ont commencé leur invasion. Joe Biden avait donc eu raison[5]. Et Vladimir Poutine a menti. Cette duplicité a fait dire à l’ancien secrétaire général de l’OTAN Willy Claes qu’il estimait que « Poutine a perdu toute crédibilité aux yeux du monde »[6].

Cette perte de crédibilité internationale s’est concrétisée au sein des Nations unies. Le 25 février 2022, les quinze membres du Conseil de sécurité se sont réunis pour voter une résolution condamnant l’agression russe. Le texte fut approuvé par onze membres tandis que trois pays se sont abstenus (Chine, Inde, Émirats arabes unis), mais la Russie utilisa son droit de veto[7].

Après le veto russe au Conseil de sécurité, l’Assemblée générale de l’ONU adopta le 2 mars 2022 une résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le vote a été clair : sur les 193 pays membres, 141 ont voté pour, 5 contre (Russie et quatre dictatures : Biélorussie, Corée du Nord, Érythrée et Syrie), 35 se sont abstenus et 12 n’ont pas participé au vote. Si cette résolution n’a pas de valeur contraignante, contrairement à celles du Conseil de sécurité, la Russie a essuyé un désaveu cinglant d’une partie importante de la communauté internationale[8]. Par comparaison, le 27 mars 2014, une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’annexion de la Crimée par la Russie avait recueilli 100 voix pour, 11 contre, 58 abstentions, et 24 pays n’ayant pas participé au vote[9].

Mondialisation, interdépendance et faiblesse économique de la Russie

Vladimir Poutine a oublié de voir une double réalité économique. D’une part, il n’a pas compris que la mondialisation a fait entrer la Russie depuis plusieurs années dans un système économique global et interdépendant dans lequel la puissance militaire ne joue plus un rôle prépondérant. Les actions militaires unilatérales y sont devenues entièrement contreproductives.

D’autre part, la réalité de la faiblesse structurelle de l’économie russe[10] semble avoir échappé à Vladimir Poutine qui, à la suite des sanctions internationales, va entraîner son pays dans une crise majeure, aboutissant à un nouvel appauvrissement de sa population. Dans le PIB mondial, les États-Unis représentent actuellement 25 %, l’Union européenne 18 %, la Chine 17,5 %, tandis que la Russie est à 1,75 %, ce qui représente l’équivalent du PIB de l’Espagne, et à peine un peu plus que celui de l’ensemble des trois pays du Benelux. Cette faiblesse économique aurait plutôt dû inciter le président russe à coopérer pacifiquement avec son entourage, et en particulier avec l’Union européenne.

Les Européens et les Russes sont très interdépendants, surtout en matière énergétique (gaz, pétrole, uranium). C’est pour cette raison que les Européens ont hésité à imposer des sanctions économiques à la Russie après son invasion de l’Ukraine, parce qu’elles risquent aussi d’affaiblir leur propre économie.

Vladimir Poutine a d’ailleurs parié que l’Union européenne ne serait pas capable de prendre des mesures trop fortes. Il a perdu son pari. Plusieurs trains de sanctions très fortes ont été décidés par l’Union européenne après le 24 février 2022, notamment par la diversification de ses achats énergétiques ailleurs qu’en Russie et l’exclusion de celle-ci du système financier international[11]. Plusieurs économistes prédisent un fort accroissement des difficultés de l’économie russe, qui risque de s’effondrer[12].

La barbarie de Vladimir Poutine assassine la sécurité humaine

Vladimir Poutine a oublié de s’informer sur la montée puissante du facteur humain dans le monde. D’une part, la sécurité humaine, le respect de la vie et des droits humains, l’aspiration à la démocratie et à la liberté d’expression, ou la solidarité entre les peuples doivent de plus en plus être pris en compte par les dirigeants politiques partout dans le monde. Mais Vladimir Poutine a pris le chemin inverse. Il apparaît face à l’opinion publique mondiale comme un autocrate autoritaire adoptant une politique sanglante et méprisant la vie humaine.

D’autre part, l’émergence des réseaux sociaux et la multiplication des smartphones a créé une autre mondialisation, celle de l’information et de la mobilisation des citoyens[13]. Les images montrant les dégâts des bombes tombées sur les habitations, les morts de civils jonchant le sol et le regard apeuré de millions d’enfants et de leurs mères fuyant l’Ukraine resteront gravées dans les mémoires au sein de l’opinion publique mondiale.

Trois semaines après l’invasion russe de l’Ukraine, 3,4 millions d’Ukrainiens ont quitté leur pays, et 6,5 millions sont réfugiés à l’intérieur de l’Ukraine. Au total ces 10 millions de réfugiés représentent 25 % de la population ukrainienne[14]. Avec une certitude : c’est Poutine qui en est responsable et c’est bien un criminel. Le 28 février 2022, le procureur de la Cour pénale internationale a annoncé l’ouverture d’une enquête sur les crimes commis en Ukraine en déclarant : « Je suis convaincu qu’il existe une base raisonnable pour croire que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité présumés ont été commis en Ukraine »[15]. Le nombre très élevé de victimes civiles[16] est tel que l’Union européenne et les États-Unis ont commencé à les qualifier de « crimes de guerre » à partir du 17 mars 2022[17].

Poutine va obtenir l’inverse de ce qu’il voulait

Les conséquences de l’invasion russe en Ukraine seront à l’opposé de ce que tentait d’obtenir Vladimir Poutine. Il voulait bloquer l’élargissement de l’OTAN et diminuer sa puissance. Après l’invasion de l’Ukraine, la grande majorité de ses États membres ont annoncé de substantielles augmentations de leurs dépenses militaires[18], alors que l’ensemble des budgets actuels des Européens est déjà plus de quatre fois supérieur à celui de la Russie[19]. Et si on ajoute les États-Unis, les Occidentaux ont des dépenses militaires seize fois plus importantes que celles de la Russie. De plus, le pouvoir d’attractivité de l’OTAN s’est trouvé boosté, comme l’attestent les débats en Finlande et en Suède, pays neutres, qui se demandent s’ils ne devraient pas adhérer à l’OTAN[20]. Enfin, de nouvelles troupes sont déployées dans les pays de l’OTAN proches de la Russie[21].

Méprisée par Vladimir Poutine parce que considérée comme faible, il a réveillé l’Union européenne, qui a reconstitué son unité, en quelques jours après l’invasion russe en Ukraine. Elle a pris des décisions historiques en matière de sanctions contre la Russie, et elle prépare son renforcement en matière de défense et d’autonomie stratégique[22]. Et son extension est remise à l’ordre du jour avec la demande d’adhésion « en urgence » de l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie.

Par ailleurs, Vladimir Poutine est fort contradictoire. Il a écrit en juillet 2021 un texte intitulé « Russie, Ukraine, un seul peuple », semblant être une déclaration d’amitié adressée à l’Ukraine. Quelques mois plus tard, il envoie ses troupes écraser le territoire de l’Ukraine et y tue des civils. En quelques jours, il a ainsi créé auprès des citoyens ukrainiens un puissant sentiment antirusse, sans précédent[23], y compris parmi les prorusses[24].

Une victoire impossible et la fin du système poutinien

Si Vladimir Poutine annonce prochainement qu’il a gagné la guerre en Ukraine, ce sera une « victoire à la Pyrrhus ». Tout ce qu’il aura pu « gagner » par la force n’aura aucune valeur dans le cadre juridique international. De plus, le mal est fait, il a été tellement loin dans l’usage de la force qu’il ne pourra jamais être pardonné. Il doit donc s’attendre à se voir condamner par la Cour pénale internationale ou tout autre juridiction.

Hélène Carrère d’Encausse, une autre historienne française connaissant aussi parfaitement la Russie vient de déclarer qu’avec cette invasion russe de l’Ukraine, « Poutine s’est mis à dos toute la communauté internationale. Il n’avait aucun intérêt à entreprendre une opération qui s’avère catastrophique à tous points de vue. Sa légitimité a volé en éclats et cela ne se répare pas. C’est le début de la fin du système Poutinien »[25].

Brian Klaas, politologue et chroniqueur au Washington Post a bien résumé la situation : « En quelques jours, Poutine a revitalisé l’OTAN, unifié l’Occident, ruiné son économie nationale, mis en colère ses oligarques, fait de Zelensky un héros mondial, et cimenté son héritage de criminel de guerre meurtrier. Pourquoi a-t-il fait un mauvais calcul ? Il est tombé dans le piège du dictateur »[26].

Auteur

Bernard Adam a été directeur du GRIP de 1979 à 2010.

[1]. « Alexandre Adler : L’opération militaire va, tel un boomerang, remonter depuis Kiev jusqu’à Moscou », interview par William Bourton, Le Soir, 1er mars 2022,

[2]. « La Russie bombarde l’Ukraine », Novaïa Gazeta, 25 février 2022, publié par le Courrier international du 3 au 9 mars 2022.

[3]. « Guerre en Ukraine : un déni européen », Cécile Ducourtieux, Allan Kaval, Philippe Ricard, Elise Vincent, Faustine Vincent et Thomas Wieder, Le Monde, 21 mars 2022.

[4]. « Les prédictions alarmistes des États-Unis » Maurin Picard, Le Soir, 25 février 2022.

[5]. « L’Amérique de Joe Biden avait vu juste dans le jeu du Kremlin », Maurin Picard, Le Soir, 25 février 2022.

[6]. Interview de Willy Claes par Stéphane Vande Velde, Le Soir, 25 février 2022.

[7]. « Conseil de sécurité : la Fédération de Russie oppose son veto à une résolution exigeant le retrait de ses forces militaires du territoire ukrainien », Conseil de sécurité, Couverture des réunions, 25 février 2022 (doc, CS/14808, Nations unies).

[8]. « La Russie essuie un désaveu cinglant de la communauté internationale », Philippe Paquet, La Libre, 3 mars 2022.

[9]. « L’isolement historique de Moscou à l’ONU », Carrie Nooten, Le Monde, 4 mars 2022.

[10]. « La faiblesse économique de la Russie devrait l’inciter à davantage de coopération avec son voisinage », Bernard Adam, Éclairage du GRIP, 24 février 2022.

[11]. « Vladimir Poutine va détruire l’économie russe », Interview de Sergei Guriev, ancien conseiller économique de Vladimir Poutine, par Marie Charrel, Le Monde, 16 mars 2022.

[12]. « La Russie se dirige vers une récession historique », Marie Charrel, Le Monde, 8 mars 200.

[13]. « Kiev remporte la bataille des images », Allan Kaval, Le Monde, 4 mars 2022.

[14]. « Dix millions de personnes ont fui leur foyer en Ukraine, selon l’ONU », dépêche de l’Agence France presse (AFP), publiée par Le Soir, 21 mars 2022.

[15]. « Le gouvernement russe doit assumer la responsabilité de ces actes », Sabine Verhest, La Libre, 2 mars 2022.

[16]. « Plus de 2 100 personnes tuées à Marioupol depuis le début de la guerre », Philippe De Boeck, Le Soir, 17 mars 2022.

[17]. « Guerre en Ukraine : l’Union européenne et les États-Unis dénoncent les « crimes de guerre » commis par la Russie », dépêche de l’agence Belga, publiée par Le Soir, le 17 mars 2022.

[18]. « L’Allemagne change son fusil d’épaule », Delphine Nerbollier, La Libre, 28 février 2022.

[19]. « La Russie n’a plus la puissance de l’URSS », Bernard Adam, Éclairage du GRIP, 24 février 2022.

[20]. « Les pays nordiques repensent leur stratégie sécuritaire. L’opinion publique a basculé en faveur d’une adhésion à l’OTAN », Anne-Françoise Hivert, Le Monde, 17 mars 2022.

[21]. « L’OTAN veut renforcer son front oriental », Jean-Pierre Stroobants, Le Monde, 17 mars 2022.

[22]. « Défense européenne : un tournant, mais ce n’est que le début », Véronique Lamquin, Le Soir, 4 mars 2022.

[23]. « Vlodymir Kulyk : La guerre est en train de diviser Ukrainiens et Russes pour toujours », Propos recueillis par Allan Kaval, Le Monde, 21 mars 2022.

[24]. « A Kharkiv, un élu prorusse dénonce « l’énorme erreur » de Moscou », entretien avec Sergueï Anatolyevitch par Faustine Vincent, Le Monde, 4 mars 2022.

[25]. « Hélène Carrère d’Encausse : c’est le début de la fin du système poutinien », interview par Joëlle Meskens, Le Soir, 3 mars 2002.

[26]. Cité par le journal Le Soir, 18 mars 2022.

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