Le Brexit et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis ont semé la confusion au sein de la communauté internationale, mais pour ce qui concerne la défense européenne, ces deux évènements sont en réalité clarificateurs. Ils démontrent, premièrement, que l’UE doit renforcer son autonomie stratégique en développant sa politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et, deuxièmement, que cela ne pouvait se faire avec le Royaume-Uni à bord.

Aussi, depuis quelques mois, les coulisses de Bruxelles sont en effervescence. De nombreuses initiatives visant à relancer la PSDC sont âprement discutées. Parmi celles-ci, les leaders européens insistent de manière croissante sur la nécessité d’activer la coopération structurée permanente (CSP), un dispositif prévu par le traité de Lisbonne, mais resté lettre morte jusqu’à ce jour.

Malgré son caractère encore énigmatique, la création de la coopération structurée permanente pourrait représenter une avancée majeure pour la PSDC. Toutefois, il s’agit d’une arme à double tranchant, car si elle était mal programmée, elle pourrait aussi condamner la défense européenne à une nouvelle longue période de stagnation. Pour s’en rendre compte, il convient tout d’abord de rappeler ce qu’est la CSP et ce que pourrait être sa valeur ajoutée au regard de la PSDC et de l’Agence européenne de défense (AED). Ensuite, nous tenterons de comprendre la façon dont elle est supposée fonctionner.

Définition et valeur ajoutée de la CSP

Telle qu’elle apparait dans le Traité sur l’Union européenne (TUE), la coopération structurée permanente peut être définie comme un mécanisme administratif devant permettre aux États membres qui le souhaitent, d’approfondir davantage l’intégration de leurs appareils de défense, en les rendant plus complémentaires. Pour cela, elle propose une série d’engagements. Il s’agit de :

  • Définir des objectifs agréés par les états participants concernant le niveau d’investissements en matière d’équipements militaires ;
  • Promouvoir la convergence des processus de planification de défense nationaux des états participants ;
  • Renforcer leur capacité de déploiement militaire dans un cadre commun (interopérabilité, flexibilité et disponibilité) ;
  • Promouvoir des projets capacitaires communs, afin de combler les déficits identifiés au niveau de l’UE (ravitaillement en vol, munitions de précisions, intelligence et reconnaissance satellitaires, drones …).

De tels engagements correspondent peu ou prou aux objectifs déjà fixés à maintes reprises dans le cadre de la PSDC et de l’AED, qui existent elles depuis 1999 et 2004. Que permettra donc la CSP de faire, qu’on ne puisse déjà réaliser aujourd’hui ? Cette nouvelle forme de coopération apporte principalement deux nouveautés :

1) La CSP doit introduire de la flexibilité dans la construction européenne, en permettant à une « avant-garde » de faire mouvement. Elle pourrait donc conduire à la création d’une Europe à deux vitesses dans le domaine de la défense, alors que la PSDC/AED s’adresse à l’ensemble des membres de l’Union (à l’exception du Danemark qui bénéficie d’une clause d’exemption). Cela se déduit principalement du fait que la CSP peut être établie à majorité qualifiée. Il s’agit là d’un élément inédit dans un domaine aussi souverainiste que celui de la défense : la coopération structurée n’a donc pas besoin de l’aval de l’ensemble des états membres pour exister.

2) La CSP doit reposer sur des engagements contraignants destinés à rapprocher les systèmes militaires des pays participants, alors que la PSDC/AED ne prévoit aucun critère obligatoire. De façon tout à fait délibérée, le TUE laisse aux États membres le soin de préciser les critères et les engagements. Il demande toutefois que les pays voulant adhérer à la CSP s’engagent à fournir davantage d’efforts en matière de capacités et d’engagements militaires. Sur ce point cependant, le TUE est extrêmement vague et imprécis, et donc largement interprétable.

Un mécanisme inspiré de l’euro mais avec une lacune

Une défense européenne à deux vitesses et des critères contraignants à respecter : voilà donc ce qui distingue la CSP de la PSDC et l’AED. Comment le mécanisme envisagé fonctionnera-t-il concrètement ? La coopération structurée permanente devra être instituée par le Conseil, par un vote à la majorité qualifiée. Ensuite elle fonctionnera à l’unanimité des participants. Une fois les critères d’adhésion établis, l’AED sera chargée d’en vérifier le respect, en rédigeant des rapports périodiques. S’il devait apparaitre qu’un état participant ne respecte pas ses engagements, les pays membres de la CSP pourront décider de le suspendre.

Un tel mécanisme, basé sur des critères contraignants et sur de possibles sanctions, s’inspire clairement de la méthode suivie par l’UE pour créer l’euro. Les pays voulant adhérer à la monnaie unique se sont vu imposer des objectifs convergents en matière budgétaire
(les critères de Maastricht), auxquels ils sont d’ailleurs toujours soumis. Dans ce contexte, la Commission doit veiller au respect des règles, et peut proposer des sanctions à l’encontre d’éventuels états défaillants. La CSP se calque plus ou moins sur ce modèle : le rôle de l’AED est semblable à celui de la Commission, les critères militaires et capacitaires étant le pendant de ceux de Maastricht.

Toutefois, une différence notable distingue la méthode euro de celle imaginée dans le cadre de la CSP. Maastricht, en effet, imposait des contraintes et des critères à respecter, mais offrait en échange quelque chose de tangible et bien identifié : la participation à l’Euro.

Le gain politique était donc clair pour les états qui décidaient de se soumettre aux paramètres de Maastricht. Il était de nature économique, mais aussi et surtout politique. Car la création d’une monnaie unique est avant tout un projet politique, qui répond à un dessein de long terme et s’insère dans un projet identifiable, présenté comme tel à l’opinion publique.

Que doit par contre produire in fine la CSP ? Comment s’appelle ce produit fini auquel elle doit aboutir, et qui doit être proposé à l’opinion publique ? Et plus important encore : que gagneront les états qui veulent adhérer à la CSP, en acceptant de souscrire à des engagements contraignants ?

Une âme politique pour la CSP

Le TUE ne mentionne aucun objectif politique de fond pour la CSP. Celui-ci devra être cherché plutôt dans la stratégie globale et les documents connexes que les services de l’UE ont rédigé en 2016, et que le Conseil européen a « accueilli avec intérêt », sans adoption formelle toutefois. Or, le leitmotiv de ces documents peut se résumer en deux mots : autonomie stratégique. On peut donc en déduire indirectement que la CSP est un outil (parmi d’autres) devant permettre aux États membres de l’UE d’acquérir cette autonomie stratégique dont l’élection de Trump aura rappelé la pertinence, et qui ne peut plus être atteinte au niveau national.

« Autonomie stratégique », toutefois, ne signifie pas simplement disposer des capacités militaires permettant aux Européens d’agir seuls, indépendamment de la volonté des états-Unis. Il s’agit aussi de pouvoir décider ensemble. Ce qui suppose une ambition politique commune, dans le cadre d’un projet d’intégration, que la stratégie globale tente justement d’esquisser.

Or, c’est bien cet objectif-là qui devrait constituer le principal critère d’adhésion « contraignant » à la CSP. Certes, celle-ci demeure avant tout un mécanisme technique et capacitaire devant rapprocher les appareils de défense des états participants, en mettant la barre vers le haut. Mais elle doit reposer aussi sur un engagement politique de fond, sur une ambition qui doit apparaitre de manière explicite. Ainsi, les participants à la CSP pourraient commencer par « adopter » avec conviction et solennité la stratégie globale de l’UE, en s’engageant fermement à la mettre en œuvre, plutôt que de se borner à l’ « accueillir avec intérêt », comme l’ont fait les 28 membres du Conseil européen. Ils formeraient alors une avant-garde de l’UE, en conférant un sens politique lisible à la CSP.

Ensuite, ce projet politique de fond que la CSP doit incarner devrait porter un nom propre, distinct de la PSDC, au même titre que « l’Euro » est le symbole de la monnaie unique. Un nom évocateur, compris et apprécié, tant par les opinions publiques que par les classes politiques nationales. Car ce sont ces dernières qui, au fil du temps et des gouvernements qui se succéderont, devront garder le cap vis-à-vis des engagements pris. « Union européenne de défense », « Euro-groupe de la défense » … les idées ne manquent pas, mais l’expression devra avoir une charge symbolique et morale suffisante pour porter le projet sur le long terme. Encore faut-il qu’une telle expression soit aussi porteuse de substance.

Pour cela, certaines conditions sont nécessaires. En premier lieu, la CSP devra s’appuyer sur une déclaration politique ambitieuse, compréhensible et fidèle à la stratégie globale de l’UE tout en allant au-delà. Car elle doit être le reflet d’un engagement nouveau en matière de défense, un engagement qui doit être pris avant tout sur le plan politique. En deuxième lieu, elle devra pouvoir bénéficier d’une dimension opérationnelle, en intégrant le cas échéant un quartier-général permanent. Enfin, contrairement à une opinion répandue dans les capitales européennes, une CSP dotée d’un objectif politique explicite ne pourra être trop inclusive.

La Suède, le Royaume-Uni ou le Danemark n’ont pas rejoint la monnaie commune, et cela pour des raisons purement politiques. Dans cette même logique, si formellement la CSP doit rester ouverte à tous, dans les faits elle devra être en mesure de départager ceux qui veulent plus d’intégration dans le domaine de la défense et ceux qui ne le veulent pas.

Conclusions

À défaut de satisfaire aux conditions évoquées ci-dessus, la mise en œuvre de la coopération structurée permanente pourrait paradoxalement renvoyer aux calendes grecques toute nouvelle initiative d’intégration dans le domaine de la défense. Ce projet représente en effet la seule opportunité de créer une défense européenne à deux vitesses dans le cadre des traités existants. Le TUE est clair à ce propos : contrairement aux « coopérations renforcées », « la coopération structurée permanente » est au singulier. Il n’y en aura pas d’autres, dès lors qu’elle doit être « permanente ».

Les conditions de départ seront donc capitales, surtout si l’on considère qu’elles pourront être définies à la majorité qualifiée, alors qu’une fois instituée, la CSP fonctionnera à l’unanimité. Bref, une fois en place, sa physionomie sera difficile à modifier.

Aussi, dès sa naissance, la CSP devra afficher d’emblée une posture politique de haut niveau. Si au contraire elle reste ambiguë, purement technique et ouverte à tous, y compris aux états membres les plus réfractaires au processus d’intégration, alors l’Union aura gâché une opportunité qui ne se représentera pas de sitôt. Pire, elle ne ferait que dupliquer la PSDC dans sa composition, ses défauts et ses limites, en ajoutant une couche administrative supplémentaire à un cadre institutionnel déjà trop complexe.

Face à un tel scénario, les états membres qui voudraient par la suite progresser en matière de défense n’auraient plus d’outils à disposition dans le cadre des traités actuels. Ils seront contraints de le faire en dehors des institutions européennes, à moins qu’ils ne décident de se lancer dans une nouvelle, périlleuse, réforme des traités. Incontestablement, lorsque la CSP sera lancée, les dés seront jetés, et pour longtemps.

L’auteur 

Federico Santopinto est chef de projet au GRIP. Il est spécialisé dans le processus d’intégration européenne dans les domaines de la défense et de la politique étrangère. 

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pdf La coopération structurée permanente : opportunité et embûches pour la défense européenne