En RDC, les craintes d’une explosion de violence sont de plus en plus vives à l’approche du 20 décembre, date théorique et constitutionnelle d’expiration du mandat du président Kabila. Cependant, depuis plus de deux décennies, l’est du pays n’a cessé d’être en proie à des tueries, commises le plus souvent par des groupes armés non étatiques, congolais ou issus de pays voisins. Un des groupes les plus violents et sans doute le plus opaque semble être les Forces démocratiques alliées, connues sous leur acronyme anglophone d’ADF (Allied Democratic Forces).

(Crédit photo : Georges Berghezan « mur d’espoir » de Beni, 2013)

Cet éclairage fait partie du projet du GRIP « Dossier élections RDC : portraits et éclairages thématiques ». Il est publié parallèlement au portrait d’Edem Kodjo rédigé par Clément Hut.

Qui sont les Allied Democratic Forces ?

Les ADF sont issues d’un conflit inter-musulman, au cours duquel Jamil Mukulu et d’autres dirigeants de la secte des Tabligh ont été arrêtés à Kampala au début des années 1990. À leur libération, en 1993, ils ont fondé, à l’ouest de l’Ouganda, une milice qui a reçu le soutien du Soudan, qui ripostait ainsi à l’appui ougandais à la guérilla indépendantiste du Sud‑Soudan. Dès 1995, ils ont franchi la frontière et se sont installés sur le sol zaïrois, plus précisément dans le territoire de Beni au nord de la province du Nord-Kivu. Ils se sont alliés à un autre groupe ougandais arrivé dans la région quelques années plus tôt, l’Armée nationale de libération de l’Ouganda (NALU), composé surtout de membres de la communauté Konjo, elle-même proche des Nande, majoritaires dans cette partie du Nord-Kivu. Les ADF-NALU ont donc facilement pu s’intégrer dans cette zone au pied des monts Rwenzori et ont tissé des liens étroits – basés notamment sur le trafic transfrontalier de bois et de minerais – avec des responsables locaux, dont des membres de la famille de Mbusa Nyamwisi.

En 1998, ce dernier est un des fondateurs de la rébellion du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), paravent pour camoufler l’invasion rwando-ougandaise de la RDC. Lorsque, l’année suivante, Kigali et Kampala se disputent le contrôle de la ville de Kisangani, Nyamwisi choisit – vu la proximité du territoire de Beni avec l’Ouganda – le camp de Kampala et fonde le RCD/Kisangani-Mouvement de libération (RCD/K-ML), ce qui l’oblige à se montrer plus discret dans ses relations avec les ADF-NALU. Après la guerre, il se rallie à Joseph Kabila, dont il devient le ministre des Affaires étrangères en 2007. Mais, cinq ans plus tard, il soutient ouvertement la rébellion du Mouvement du 23 mars (M-23), rassemblant essentiellement des éléments rwandophones des Forces armées de RDC (FARDC), et choisit l’exil après sa défaite en 2013.

Quant aux ADF-NALU, elles consolident durant cette période leur implantation au Congo, en particulier dans le nord et l’est du territoire de Beni, et ne tentent plus la moindre incursion en Ouganda. Vers 2007-2008, cédant à la pression militaire et à des concessions politiques de Kampala, la NALU renonce à la lutte armée et la plupart de ses membres retournent en Ouganda. On pense alors que les ADF vont bientôt devenir un groupe marginal parmi les multiples acteurs armés actifs au Kivu. Cependant, vers la fin 2012, elles entament une campagne de recrutement et, dès l’année suivante, une recrudescence de leurs activités est constatée.

Aussi, après l’expulsion du M-23 du territoire congolais, les FARDC poursuivent leur collaboration avec la Brigade d’intervention de la MONUSCO, la force de l’ONU déployée en RDC, et lancent Sukola-1, opération de chasse aux groupes armés « étrangers », en particulier les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR) et les ADF. Cependant, dès le début de celle-ci en janvier 2014, la cheville ouvrière de la victoire sur le M-23, le très populaire colonel Mamadou Ndala, est assassiné à la sortie de la ville de Beni. Le meurtre est initialement attribué aux ADF, mais il s’avère bientôt que des éléments des FARDC sont lourdement impliqués : en novembre 2014, sont condamnés aussi bien des responsables des ADF que de hauts officiers des FARDC. Pourtant, Sukola-1 semblait avoir bien commencé : la plupart des bases des ADF ont été prises par l’armée et le groupe a dû se disperser au-delà de ses bastions traditionnels et jusqu’en Ituri.

En août 2014, la direction des FARDC encaisse un nouveau coup dur avec la mort, vue par certains comme suspecte, du général Lucien Bahuma, commandant de l’armée au Nord-Kivu et de Sukola-1. Son remplacement, à la tête de l’opération, par le général Charles Muhindo Akilimali, alias Mundos, coïncide avec une nette baisse de régime des actions contre les ADF. Ces dernières reviennent sur leurs anciennes positions, sans toutefois parvenir à recréer un commandement unique, d’autant plus que leur chef historique, Jamil Mukulu, est arrêté en Tanzanie quelques mois plus tard. Et, à partir d’octobre 2014, débute la pire vague de tueries jamais attribuée aux ADF. Ainsi, selon la MONUSCO, 482 civils ont été tués entre octobre 2014 et janvier 2016, soit plus d’un mort par jour. D’autres sources évoquent plus de 500 morts sur une période légèrement plus courte.

Plus d’un mort par jour depuis deux ans !

Selon nos propres recherches, sur la base de dépêches et d’informations collectées par des organisations de la société civile de Beni, durant le trimestre courant du 1er août au 31 octobre 2016, de « présumés ADF » ont monté 19 attaques, ayant provoqué la mort de 99 à 134 civils et de 6 à 8 militaires. En outre, plus de 23 civils, 5 à 12 militaires congolais et 2 soldats de la MONUSCO ont été blessés, tandis qu’au moins une dizaine de civils ont disparu. De leur côté, 8 à 14 combattants des ADF auraient été tués, tandis que 8 autres étaient capturés. Par ailleurs, durant le même trimestre, la ville de Beni a été le témoin de deux incidents meurtriers directement liés aux ADF : une manifestation contre l’insécurité entraîne la mort, le 17 août, de deux civils et d’un policier, tandis que, le 24 septembre, 17 à 18 personnes perdent la vie dans un mouvement de panique causé par une rumeur d’attaque rebelle.

Même si un seul assaut, le 13 août en périphérie de Beni-ville, a causé la mort de près de la moitié des victimes du trimestre, ce bilan de plus d’un mort par jour attribué à un seul des dizaines de groupes armés actifs dans l’est de la RDC n’en demeure pas moins effrayant. Il faut aussi noter que la moyenne de ce trimestre est pratiquement identique à celle constatée au cours des deux années écoulées et que la plupart des tueries sont commises de nuit et à l’arme blanche.

La sauvagerie de ces attaques est parfois attribuée à un désir de vengeance des ADF en représailles à la collaboration des populations locales avec les FARDC au début de Sukula-1. Cependant, des habitants, des représentants de la société civile et des enquêteurs, à la fois locaux et internationaux, ont relevé une série de faits troublants qui donnent à penser que les ADF n’ont pas commis tous les massacres qui leur sont attribués.

Ainsi, selon le Groupe d’experts de l’ONU sur la RDC, le massacre au village de Ngadi en octobre 2014 (31 morts) aurait été organisé par un chef local, en conflit avec les autorités du parc national des Virunga, qui traverse la plus grande partie du Nord-Kivu, et allié de longue date des anciens miliciens du RCD/K-ML, eux-mêmes intégrés dans une faction des ADF. Toujours selon ces experts, une autre faction des ADF aurait recruté, à partir du début 2015, des dizaines de combattants expérimentés parlant le kinyarwanda, la langue nationale du Rwanda, également utilisée par les Hutu et Tutsi congolais. Il s’agirait peut-être d’anciens éléments du M-23, ayant fui au Rwanda ou en Ouganda après leur déroute de 2013. Les constats des experts onusiens sont confirmés par un rapport du Groupe d’étude sur le Congo qui, se fondant sur les témoignages de rescapés, affirme qu’une part substantielle (près de 20 %) des auteurs de tueries récentes parlait kinyarwanda. Plus logiquement, près de la moitié des présumés ADF pratiquait le swahili, abondamment parlé dans tout l’est de la RDC et dans certaines régions d’Ouganda, et une partie moins importante (environ 12 %) le luganda, langue pratiquée en Ouganda. Par contre, il est assez surprenant d’apprendre que près de 15% des rescapés ont reconnu le lingala comme langue de leurs agresseurs.

L’utilisation du lingala – parlé dans l’ouest du pays et par les régiments qui en sont originaires – par les auteurs de certains massacres, notamment entre octobre 2014 et mai 2015, ne peut s’expliquer que par la participation directe de membres des FARDC à ceux-ci. C’est en tout cas ce que n’hésite pas à avancer un rapport du Bureau conjoint de l’ONU sur les droits de l’homme, un autre – confidentiel – du Groupe d’experts de l’ONU au Conseil de sécurité et une enquête de la Police nationale congolaise. De même pour l’usage du kinyarwanda : environ la moitié des régiments déployés dans le territoire de Beni sont composés d’officiers et de soldats « rwandophones ».

On s’éloigne fortement de la vision – encore défendue par certains observateurs internationaux et les autorités de Kinshasa – qui ferait des ADF un groupe islamiste ougandais et seul responsable des massacres de la région. Certes, les membres des ADF sont musulmans d’origine ou convertis à l’islam. Mais leurs liens avec l’internationale djihadiste, notamment avec les Shebab somaliens, semblent avoir été exagérés et ils n’ont jamais déclaré vouloir imposer des principes comme la Sharia. Et si les chefs des diverses factions semblent bien Ougandais, bon nombre de leurs hommes sont originaires du Congo.

Mais, surtout, il n’est plus crédible d’attribuer aux seuls ADF toutes les tueries du territoire de Beni. N’ayant ni porte-parole, ni site Internet, ni revendication précise, les buts des ADF demeurent particulièrement flous. Divers groupes – milices instrumentalisées pour des objectifs d’appropriation de terres ou de conquête du pouvoir local, anciens rebelles du RCD/K-ML, unités des FARDC déployées dans la région – semblent avoir profité de cette opacité pour imposer leur propre agenda, dans un contexte de conflits fonciers et de complicité des élites politico-économiques avec les groupes armés.

Quant aux FARDC et à l’opération Sukola-1, le tableau est particulièrement sombre : outre la participation directe de certaines unités à des tueries, de nombreuses accusations de collaboration avec les « vrais ADF » ont été portées, notamment la livraison d’armes et de munitions. Et, dans de très nombreux cas depuis août 2014, le refus d’intervenir lors des massacres semble être la règle plutôt que l’exception, ce dont ont témoigné de nombreux soldats, menacés par leurs supérieurs s’ils osaient porter secours aux villageois en train d’être découpés à la machette par leurs mystérieux agresseurs nocturnes.

La problématique des « présumés ADF » est révélatrice de la situation chaotique vécue par l’est de la RDC et, au niveau des FARDC, symptomatique d’une armée tiraillée par des rivalités et des intérêts divergents. Si certaines unités, comme la Garde républicaine, mieux équipée, mieux payée, mais absente des régions troublées du Kivu, demeurent à la solde du pouvoir en place, de nombreuses autres évoluent selon les intérêts des commandants de terrain, eux-mêmes imbriqués dans un jeu complexe où les arrangements avec les notables locaux et l’enrichissement personnel priment, et de loin, sur la protection des populations de la région de Beni.

L’auteur

Georges Berghezan est chercheur au GRIP dans l’axe « Conflit, sécurité et gouvernance en Afrique ». Ses travaux portent principalement sur la violence armée, la prolifération d’armes et la prévention des conflits en Afrique centrale, ainsi que le trafic d’armes et de drogue en Afrique de l’Ouest.

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pdf DOSSIER ÉLECTIONS RDC – FARDC entre inaction et complicité: le cas des ADF

Sources