Le 22 janvier 2013, les Philippines ont demandé un arbitrage extérieur dans le différend les opposant à la Chine à propos des revendications de cette dernière en mer de Chine méridionale. Le tribunal sollicité, organisé sous les auspices de la Cour permanente d’arbitrage (CPA), une organisation intergouvernementale basée à La Haye[1], devait se prononcer, entre autres choses, sur «[…] le statut de certains éléments maritimes en mer de Chine méridionale et les droits maritimes qu’ils peuvent générer»[2]. À l’été 2016, au terme d’un long processus légal émaillé d’altercations diplomatico-politiques, le tribunal a rendu sa sentence, et cette dernière fait d’ores et déjà jurisprudence. Loin de se limiter à la seule dispute sino-philippine, ses arguments ont provoqué d’importants remous légaux, diplomatiques et géopolitiques, en Asie-Pacifique et même au-delà. Cependant, un acteur directement impliqué dans ce développement a largement échappé aux regards et analyses extérieurs : Taiwan.
(Photo : Monument à Taiping. L’inscription signifie “the key to the southern frontier”. Source: site web du gouvernement taiwanais (Executive yuan de Taiwan))
Pourquoi un arbitrage ?
En mer de Chine méridionale, Pékin revendique plusieurs éléments marins qu’elle considère comme des «îles». Elle base cette revendication sur un ensemble d’arguments légaux et historiques contestés par les Philippines. Manille a porté cette contestation auprès du tribunal en 2013, demandant que les arguments chinois (et certaines actions chinoises dans la région) soient jugés à l’aune de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, ou «CNUDM». La CPA ne peut pas trancher les conflits territoriaux, son mandat étant limité à la clarification de certaines provisions de la CNUDM au regard de situations particulières[3]. L’intérêt de cet arbitrage est qu’une fois prononcé, il devient obligatoire. Pour Manille, il s’agissait là d’obliger Pékin à formaliser ses revendications, sur une base légale qu’elle savait fragile. Le 19 février 2013, la Chine a officiellement refusé de participer au processus d’arbitrage. Pékin considérant que la demande de Manille porte sur un jugement de souveraineté sur ces îles, et qu’elle abuse de la sorte du mandat de la CPA. Un argument rejeté par la Cour, qui s’est jugée compétente pour traiter certaines questions posées par les Philippines.
Malgré la non-participation de la Chine, la CPA a rendu son verdict le 12 juillet 2016 en statuant en faveur de Manille. La CPA n’a pas accepté l’argumentaire de la Chine, invalidant le concept de «droit historique» soutenu dans le discours politique et légal chinois. Une telle annonce a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le paysage stratégique régional : si l’argument principal de la Chine justifiant ses actions en mer de Chine méridionale n’est pas valide au regard de la CNUDM, elle se trouverait de facto «hors la loi». Mais un deuxième élément, dans la sentence du tribunal, a une importance au moins aussi significative pour la stabilité de la région : le tribunal s’est en effet prononcé sur le statut de tous les éléments visibles à marée haute dans l’archipel des Spratly, les qualifiant de «rochers» et non d’«îles». L’enjeu sémantique est fondamental, non seulement au regard du droit de la mer contemporain mais aussi dans le coup qu’il porte aux intérêts de la plupart des acteurs stratégiques de la région et d’ailleurs.
Le régime des “îles” et “rochers” sous la CNUDM
La clause principale concernant le régime des îles, qu’on retrouve dans l’article 121 de la CNUDM, avance trois points capitaux:
(1) Une île est une étendue naturelle de terre entourée d’eau qui reste découverte à marée haute.
(2) Sous réserve du paragraphe 3, la mer territoriale, la zone contiguë, la zone économique exclusive et le plateau continental d’une île sont délimités conformément aux dispositions de la Convention applicables aux autres territoires terrestres.
(3) Les rochers qui ne se prêtent pas à l’habitation humaine ou à une vie économique propre n’ont pas de zone économique exclusive ni de plateau continental.
La clause 121-1 traite des conditions naturelles des îles. Un élément doit, pour être une île, remplir spontanément les trois conditions d’«étendue naturelle», de «terre entourée d’eau» et «découverte à marée haute». La clause 121-2 fixe le statut juridique des îles comme étant identique aux autres territoires terrestres. Autrement dit, une île au sens de la CNUDM génère 12 milles nautiques d’eaux territoriales, 12 milles nautiques (supplémentaires) de zone contiguë, et 200 milles nautiques de zone économique exclusive ou ZEE (desquels il faut retrancher les 24 milles nautiques précités). Comme pour tout autre territoire terrestre, la ZEE d’une île peut être étendue (jusqu’à un maximum de 350 milles nautiques) si l’État souverain en fait la demande et la justifie dûment sur base de critères géologiques. La clause 121-3 comporte des dispositions complémentaires qui indiquent que la distinction entre un «rocher» et une «île» dépend de l’existence d’«habitation humaine» et d’une «vie économique propre».
En conséquence, il faut satisfaire aux conditions énoncées par les clauses 121-1 et 121-3 pour accéder au statut d’île et en dériver les droits prévus par la clause 121-2.
Dans la querelle sino-philippine, l’île Taiping (Itu Aba), le plus grand élément dans l’archipel des Spratley (0,51 km² à marée haute), était mentionné dans le Mémorial introduit par Manille le 30 mars 2014 dans le but de montrer que même le plus grand élément est encore incapable de soutenir l’habitation humaine ou une vie économique propre[4]. Dans le verdict, Taiping ne peut, selon la Cour, être considérée comme une île car ses activités économiques sont de nature extractive et transitoire[5] et l’installation actuelle du personnel gouvernemental taïwanais sur l’île ne constitue pas une «habitation humaine»[6]. La Cour conclut que Taiping est un rocher qui ne donne pas droit à une zone économique exclusive et ne délimite pas de plateau continental. Elle ne reconnait d’ailleurs ce statut à aucun autre élément géologique constitutif de l’archipel des Spratley. (Carte: Revendications territoriales en mer de Chine méridionale (Source: Voice of America / Licence Creative Commons))
La position de Taiwan
Taiping est occupé de facto par Taïwan depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. En tant que plus grand élément en mer de Chine méridionale, il est considéré comme un atout stratégique par Taïpei. Vu l’importance du transit maritime (il est souvent estimé que 5 000 milliards de dollars en biens et marchandises transitent dans ces eaux chaque année) et des ressources naturelles en mer de Chine méridionale, l’occupation de l’île permet à Taïwan de se présenter comme un interlocuteur politique de plein droit. De ce fait, le gouvernement taïwanais commence à renforcer les infrastructures sur l’île depuis les années 2000. Un aéroport a été construit en 2007 et Taïwan a installé 200 garde-côtes et fonctionnaires sur Taiping.
La sentence provoque naturellement le mécontentement de Taïpei qui insiste sur le fait que Taiping est, à son sens, incontestablement une île au sens de l’article 121 de la CNUDM. Suite à la publication du verdict, Taïpei a annoncé qu’«il n’acceptera en aucun cas cet arrêté et qu’il n’est pas juridiquement contraignant pour la République de Chine»[7]. Le 20 juillet 2016, la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen a présenté quatre principes dans le but de répondre au verdict de la CPA et de résoudre des différends dans la région : (1) la paix et le respect des lois internationales et du droit de la mer, (2) l’intégration de Taïwan aux mécanismes multilatéraux, (3) le devoir de garantir la liberté de navigation et de survol en mer de Chine méridionale et (4) la méthode qui consiste à «mettre de côté les disputes et exploiter ensemble les ressources». Elle a proposé aussi des dispositifs concernant Taiping comme «la coopération scientifique internationale» et «une base de secours humanitaire et de ravitaillement» sur l’île[8]. En réalité, cette annonce reflète la situation embarrassante de Taïwan vis-à-vis de sa souveraineté sur la scène internationale.
Les enjeux politiques essentiels de Taïwan
Pour Taïwan, les difficultés qu’implique la décision de la CPA sont avant tout politiques. Il s’agit d’un dilemme – un choix entre refus et acceptation du verdict. D’une part, le refus de la décision du Tribunal risque d’entraîner la perte de l’autonomie et de l’indépendance de Taïwan par rapport à la Chine, qui n’a jamais abandonné sa volonté d’intégrer Taïwan à son territoire. En effet, la Chine et Taïwan partagent une position similaire dans l’arbitrage. Ils ont non seulement des revendications semblables vis-à-vis de la mer de Chine méridionale mais aussi des réponses comparables comme : «il n’acceptera en aucun cas cet arrêté qui n’est pas juridiquement contraignant» ou «le verdict est invalide». De ce fait, le choix d’un refus pousserait Taïwan à coopérer, d’une manière implicite, avec la Chine et formulerait un partenariat sino-taïwanais – un résultat indésirable pour Taïwan qui se soucie toujours de son autonomie et son indépendance.
D’autre part, même si le gouvernement de Taïpei n’est pas un signataire de la CNUDM et n’a pas été invité lors du jugement, il s’est toujours aligné derrière la Convention. L’acceptation du verdict demeure pourtant elle aussi une option déplorable. La difficulté concerne alors les dynamiques internes à Taïwan. La «soumission» à la décision du Tribunal risquerait bien d’être considérée comme une défaite et une faiblesse diplomatique par la plupart des Taïwanais. L’apaisement de l’indignation générale et les critiques de l’opposition au sein de l’île serait une question difficile pour le gouvernement de Tsai Ing-wen.
Pour conclure, la sentence du tribunal n’a pas résolu le différend mais elle a clarifié plusieurs éléments de droit maritime en établissant un précédent. Cette jurisprudence influencera sans le moindre doute les stratégies de la plupart des pays riverains. Quant à Taïwan, il se présente comme une victime collatéralen obligé de faire face au résultat du verdict sans avoir participé à l’arbitrage. Et ceci le plonge dans une impasse politique.
L’auteur
Jui-Min HUNG est doctorant en sciences politiques de l’Université catholique de Louvain et stagiaire au GRIP.
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Arbitrage en mer de Chine méridionale – Taiping: “île” ou “rocher”?
[1]. Et constituée par la Convention pour le règlement pacifique de conflits internationaux ou «Convention de La Haye» de 1899.
[2]. «Arbitrage relatif à la mer de Chine méridionale (La République des Philippines C. la République populaire de Chine)», la Cour permanente d’arbitrage, 12 juillet 2016.
[3]. L’article 298(1) de la CNUDM permet aux États parties de faire une déclaration exemptant les disputes maritimes et territoriales des mécanismes contraignants de résolution des disputes.
[4]. «The Philippines’ Memorial Volume I», la Cour permanente d’arbitrage, 30 mars 2014.
[5]. Ibid, paragraphe 623
[6]. Ibid, paragraphe 620.
[7]. «Taiwan juge «inacceptable» l’arbitrage de La Haye dans le dossier de mer de Chine méridionale», Radio Taïwan international, 12 juillet 2016.
[8]. «La présidente présente 4 principes et 5 dispositifs concrets pour faire avancer la situation en mer de Chine méridionale», Radio Taïwan International, 20 juillet 2016.