Ce 20 mars, peu avant les vacances de Pâques, la presse annonce que, selon des mémos du fabriquant aéronautique Lockheed Martin, la durée de vie des F-16 belges pourrait être prolongée[1]. C’est un pavé dans la marre pour le dossier du remplacement des chasseurs-bombardiers. À chaque fois que la question leur a été posée par des parlementaires, les représentants de la Défense ont affirmé qu’une prolongation de la durée de vie des appareils n’était pas sérieusement envisageable. Après la découverte de ces mémos, les médias parlent d’un « F-16 gate » et l’opposition exige des éclaircissements. Plusieurs officiers supérieurs de la composante Air font un pas de côté et la procédure de remplacement des F-16 est suspendue. Le Premier ministre Charles Michel (MR) monte au créneau. Il affirme que toute la lumière doit être faite sur l’affaire. Son discours est aligné sur celui que le ministre de la Défense Steven Vandeput (N-VA) tient depuis le début de la procédure : celle-ci doit être menée dans la transparence. Dans les faits – la crise le révèle –, la transparence dans ce dossier est surtout conditionnée à l’objectif du remplacement des F-16.

Crédit photo : F-16 belge survolant l’Afghanistan (source : U.S. Air Force/Staff Sgt. Aaron Allmon)

Lorsque la crise éclate, l’exécutif annonce qu’il a besoin d’un délai pour enquêter. Le ministre de la Défense diligente une enquête administrative interne et un audit externe. Promesse est par ailleurs faite aux parlementaires de rediscuter de l’affaire en Commission de la Défense nationale le 18 avril, c’est-à-dire après les vacances de Pâques. À leur grande surprise, les parlementaires sont convoqués en urgence, à la demande du ministre de la Défense, pendant les vacances de Pâques. Ils apprennent, avec moins de 24 heures de préavis, qu’une réunion se tiendra au sein de la Commission le vendredi 13 avril. Les parlementaires sont aussi étonnés de ne pas recevoir de documents à l’avance. La présidente de la Commission, Karolien Grosemans (N-VA) et le ministre de la Défense tentent de se justifier en indiquant que les enquêtes étaient terminées et qu’ils ne voulaient pas donner l’impression de faire de la rétention d’information. L’urgence serait aussi liée à la crainte de voir certains éléments de l’enquête fuiter dans la presse. Lorsqu’ils arrivent en Commission, les parlementaires constatent qu’ils ne disposent pas à proprement parler des rapports d’enquêtes mais de résumés extrêmement succincts.

Une séance parlementaire très confidentielle

En séance, les parlementaires de l’opposition apprennent qu’ils pourront tout de même consulter les enquêtes au greffe de la Commission, mais dans une pièce fermée et surveillée. Ils ne pourront pas non plus conserver leurs téléphones portables afin de ne pas faire de photos des rapports. Les rapports ne sont pas traduits en français. Les parlementaires doivent promettre de ne pas dévoiler d’éléments précis contenus dans les documents et de ne poser que des questions d’ordre général. La présidente de la Commission et le ministre de la Défense argueront que cette confidentialité s’impose pour protéger la réputation des personnes interrogées dans le cadre des audits. Selon le ministre de la Défense, l’alternative à la consultation dans une pièce fermée avec promesse de non-divulgation, était la diffusion après « caviardage » systématique des noms, ce qui aurait rendu les documents quasiment illisibles.

Il est aussi confirmé qu’une séance d’auditions relatives à l’ensemble de l’affaire sera tout de même organisée, comme initialement prévu, le 18 avril, avec 26 noms retenus, tous sur suggestion de la Défense. Il n’y aura donc pas d’experts invités par les membres de l’opposition. Plus encore, il faut que les parlementaires de l’opposition fassent pression pour que le lieutenant-colonel Rudi De Crop (qui affirme que les F-16 peuvent encore voler des années, nommé pendant un temps « le colonel X » par la presse), soit repris dans la liste des invités. Eu égard au nombre élevé de personnes auditionnées, les parlementaires obtiennent que les auditions se déroulent en deux journées : les mercredis 18 et 25 avril.

Sur le fond, on apprend le 13 avril que les deux enquêtes disculpent le ministre et son cabinet et les officiers supérieurs de la composante Air qui réintègrent leurs fonctions. Notons néanmoins que la présentation générale de l’audit externe en Commission le 13 avril met en cause le respect de certaines procédures au sein de la Défense. La décision de ne pas faire remonter l’information contenue dans les mémos de Lockheed Martin résulte de délibérations au sein d’une « single service community », c’est-à-dire de discussions qui se sont tenues entre officiers de la composante Air uniquement. Ces officiers n’ont donc pas suivi la chaîne hiérarchique qui alterne des officiers des différentes composantes afin de prévenir l’entre soi institutionnel. Publiquement, le ministre de la Défense ne formulera pas de critique à l’égard de la façon de faire de ces officiers. Sans surprise, les officiers auditionnés en Commission, y compris ceux qui ne font pas partie de la composante Air, n’attaqueront pas frontalement non plus leurs collègues à ce propos.

Lors des auditions des 18 et 25 avril, les questions des parlementaires font apparaître qu’un des membres du cabinet du ministre Vandeput est intervenu à deux reprises auprès des responsables de l’enquête interne afin de déterminer si des personnes dudit cabinet avaient eu des contacts avec le lieutenant-colonel De Crop. Sur la base des éléments discutés en Commission, on ne peut pas déterminer si une telle intervention est contraire aux réglementations en vigueur au sein de la Défense. Mais, de façon plus générale, l’indépendance de l’enquête se trouve questionnée.

On en apprend davantage aussi sur l’enquête externe lors de la séance du 18 avril. Elle n’avait pas pour but de répondre à la question de savoir si les F-16 étaient prolongeables ou non. Elle semble surtout s’interroger sur l’éventuel impact des mémos de Lockheed Marin sur la suite de la procédure de remplacement des appareils. De manière simplifiée, elle aurait tenté de déterminer si ces révélations étaient de nature à privilégier un candidat au détriment des autres, ce à quoi elle répondra par la négative. Il s’agirait donc d’une enquête au périmètre circonscrit. On peut penser que ceux qui ont commandité cette étude ont surtout cherché à savoir si, à la suite des récents rebondissements, la procédure de remplacement du F-16 pouvait prêter le flanc à des attaques en justice.

On retiendra aussi des auditions qui se déroulent le 18 avril en soirée la présence des membres de Lockheed Martin et de l’US Air Force. Ces derniers sont appelés à s’exprimer sur la possibilité d’une prolongation des F-16 belges. Autrement dit, c’est à Lockheed Martin et à l’US Air Force, qui cherchent à vendre à la Belgique des appareils neufs, de dire si la composante Air ne peut pas trouver une solution meilleur marché. Sur la forme, il semble évident que l’on se trouve ici dans une situation de conflit d’intérêt caractérisée.

On note aussi que les officiers supérieurs de la composante Air peinent à convaincre de leur bonne foi à plusieurs occasions lors des auditions. Après plusieurs questions posées par Wouter De Vriendt (Ecolo-Groen), le colonel Letten, gestionnaire de la flotte actuelle de F‑16, finit par déclarer que la vérité quant à la possibilité d’une prolongation des appareils se situe quelque part entre son opinion et celle du lieutenant-colonel Rudi De Crop. Il reste également difficile de comprendre ce qui a poussé le général Vansina, à la tête de la composante Air, à téléphoner à Lockheed Martin pour demander pourquoi le fabriquant proposait de prolonger la durée de vie des F-16 belges. Ceci est d’autant plus inexplicable que le général Vansina, lors de son audition du 23 avril, a insisté sur le fait qu’il est un « opérationnel » et pas un technicien, qu’il ne faisait pas partie de la Direction Générale Material Resources, en charge de la gestion de la flotte, ni de l’ACCap, responsable de l’acquisition des nouveaux appareils.

Également auditionné le 23 avril, le général Van De Voorde, à la tête du renseignement militaire et ancien plus haut gradé de la composante Air, prétend ne pas avoir eu accès au dossier du remplacement du F-16, le plus important en matière d’acquisition de matériel, lorsqu’il était à la tête du cabinet Vandeput. Il va sans dire que les parlementaires de l’opposition, qui ont une expérience du travail dans les cabinets, n’ont pas jugé les déclarations du général Van De Voorde convaincantes. Le même général Van De Voorde, en réponse à une question de Dirk Van Der Maelen (SP.a), a aussi affirmé n’avoir jamais manifesté de préférence pour le F-35. Lorsque le parlementaire lut un extrait de courriel dans lequel le même général faisait l’apologie du F-35, ce dernier se contenta d’indiquer que, comme le courriel datait d’avant le lancement de la procédure de remplacement, son contenu n’était, selon lui, pas pertinent. Enfin, on n’en saura pas plus, lors des auditions, sur Simon Put, un des membres du cabinet Vandeput qui aurait été contraint de quitter ses fonctions car il était proche de Lockheed Martin.

De manque de transparence, il en est encore question à propos des missions nucléaires dans le cadre de l’OTAN. De façon générale, le ministre de la Défense n’a jamais été disert sur cette question. En mars 2017, lorsque l’appel d’offre est rendu public, on apprend que la capacité nucléaire est une « « variable libre », c’est-à-dire non obligatoire » dans le dossier[2]. Au cours des auditions, Dirk Van Der Maelen mentionnera un document de travail du cabinet Vandeput, datant de mars 2015, qui aborde ce point. Selon le rédacteur de ce document, seul un appareil de « cinquième génération » (tel que le F-35) constituait un vecteur stratégique adéquat. Cette note prouverait donc que la question nucléaire a bel et bien fait l’objet de considérations au sein de la Défense dans le cadre du remplacement du F-16. À l’heure actuelle, les liens entre le dossier nucléaire et celui du remplacement des F-16 restent tout sauf clairs.

Enfin, des questions se posent quant à une note du cabinet de la Défense relative aux coûts d’une prolongation de la durée de vie des F-16 datant de novembre 2015 et dont l’existence a été révélée lors des auditions[3]. Rappelons tout d’abord que la Défense initie la procédure de remplacement pour une demande d’information rendue publique à l’automne 2014[4]. Ce document comportait (en page 2) un calendrier de remplacement par de nouveaux appareils. La procédure devait donc suivre une chronologie méticuleusement mise en place par l’ACCap. On apprend maintenant, dans le contexte des auditions, qu’une note analysant les possibilités de prolongation (ainsi qu’achat d’appareils d’occasion et leasing) a été rédigée en novembre 2015. La chronologie défie quelque peu la logique : reprenons la séquence : (1) la Défense lance une procédure pour acquérir de nouveaux avions ; (2) elle se demande si, on ne pourrait pas continuer avec les vieux appareils ; (3) elle réfléchit à ce qu’elle pourrait faire avec des avions neufs. Quelle étrange manière de gérer les deniers publics. Plus encore, ladite note de novembre 2015, ne semble pas reposer sur estimations faisant suite à des demandes officielles de devis envoyées en bonne et due forme à l’industrie. Elle s’appuie pour partie sur des informations trouvées notamment sur l’Internet et, dirait-on, sur des informations disponibles en interne au sein de la Défense. N’était-il pas de toute façon trop tard ? En lançant en grande pompe la procédure de remplacement pour des appareils neufs, la Défense a dévoilé son jeu. Elle a fait savoir qu’elle était tout à fait encline à dépenser des milliards pour une flotte d’avions neufs. Enfin, ladite note, bien qu’elle ne contienne guère informations secrètes – ce qui a permis sa divulgation la semaine dernière – a été classifiée[5]. La Défense craignait-elle de manquer de crédibilité vis-à-vis des industries ?

N’oublions pas non plus qu’une année plus tard, à l’été 2016, paraît la Vision stratégique de Steven Vandeput[6]. Ce document est censé servir de point de repère pour décider des moyens à acquérir. Or la procédure de remplacement des F-16 a été lancée avant que l’on ne s’interroge formellement sur les objectifs.

Au final, il semble difficile de considérer que la procédure de remplacement des F-16 est transparente. Nous ne disposons certes pas, à titre personnel, des informations techniques suffisantes pour déterminer si les F-16 peuvent ou non être prolongés, à un coût acceptable, pendant de nombreuses années. Ceci étant, des zones de flous subsistent à propos de la façon dont la procédure est gérée au sein de la Défense. Plus encore, comme le député Veli Yüksel (CD&V) l’a souligné, l’audit ne dit pas qu’il n’y a pas eu rétention d’information de la part des officiers de la composante Air. Il s’est contenté d’affirmer qu’il n’y a pas eu circulation de l’information, une nuance de taille. En dépit de cela, la Défense persiste à poursuivre la procédure comme si de rien n’était. Ceci donne à penser que le remplacement, en tant que tel, est bien plus une priorité que la transparence dans ce dossier.

Auteur

Christophe Wasinski est membre du Centre REPI de l’ULB et chercheur associé au GRIP. Il enseigne à l’Université libre de Bruxelles. Ses recherches portent sur les questions de sécurité internationale.

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pdf Remplacement des F-16: un exercice de transparence conditionnée


[2]. Antoine Clevers et Dominique Simonet, « La capacité nucléaire ne pèsera (quasi) rien dans la succession du F-16 », La Libre Belgique, 16 mars 2017.

[3]. Informatie voor GTPG’Toekomst van Defensie’ rond het behouden van een Belgische F-16-vloot, 9 novembre 2015.

[4]. Belgian Defence, Air Combat Capability Successor Program Preparation Survey, 2 juin 2014.

[5]. Un nombre très limité de phrases ont été caviardées (en page 16) dans cette note déclassifiée.

[6]. La Vision stratégique de la Défense (2016-2030), Bruxelles, 29 juin 2016.