Le 6 avril 2020, l’Agence européenne de défense (AED) a dévoilé la troisième et dernière vague de projets sélectionnés dans le cadre de l’Action préparatoire sur la recherche en matière de défense, plus connue sous l’acronyme anglais PADR (Preparatory Action on Defence Research). Cette initiative, de nature expérimentale, a pour but de préparer le lancement du volet « recherche » du Fonds européen[1] de défense (FEDEF) prévu pour la période 2021-2017, à travers le financement de projets[2] de recherche collaboratifs portant sur des technologies de défense à faible niveau de maturité technologique.


Crédit photo : Maquette du Système de Combat Aérien du Futur (SCAF) au salon de Paris-Le Bourget 2019 – Wikimedia Commons


La Commission européenne, en confiant la gestion de ce programme à l’AED, entend principalement « démontrer la valeur ajoutée des projets de Recherche et Technologie (R&T) dans le domaine de la défense financés par l’UE » et bâtir des retours d’expérience pour le futur FEDEF[3].

Cet éclairage va au-delà de cette déclaration générale et analyse les objectifs du PADR à long terme. Il expose aussi les principales spécificités propres aux projets qui composent la troisième vague du PADR.

Renforcer l’autonomie européenne

Au cours des dernières années, l’UE a lancé différentes initiatives afin de se bâtir une autonomie stratégique en accord avec sa Stratégie globale publiée en 2016[4]. Cette quête d’autonomie s’appuie sur un renforcement des capacités militaires et opérationnelles des membres de l’UE (PESCO), et sur une politique industrielle, menée par la Commission européenne, à travers le FEDEF. Le paysage industriel en matière de défense est en effet fragmenté au sein de l’UE. Nombreux sont les pays qui préconisent une approche nationale à l’heure de développer ou d’acquérir de nouveaux systèmes d’armement[5]. Cette dynamique participe à une fragmentation des budgets de défense en matière de R&D et de R&T et des marchés et ainsi qu’à une duplication et a une dispersion des savoir-faire et des capacités de production. Un document de la Commission européenne rapportait que les membres de l’UE comptaient pas moins de 178 différents systèmes d’armes à l’heure où les États-Unis n’en comptaient que 30. Cette hétérogénéité s’applique aussi aux plateformes : chars (17 au sein de l’UE pour 3 aux USA) ; avions militaires (20 au sein de l’UE contre 6 aux USA)[6].

Cette situation impacte les coûts des équipements et leur compétitivité à l’export et même les relations entre producteurs européens qui se retrouvent à s’affronter pour l’obtention des mêmes marchés. Cette multiplicité des systèmes d’armement au sein de l’UE s’avère également problématique à un niveau opérationnel (problèmes d’interopérabilité et de standardisation), sur un plan industriel (faibles économies d’échelle, BITD nationales orientées et majoritairement dépendantes de l’export) et donc en matière de ressources budgétaires (fragmentation des investissements en matière de R&D et rendement non optimal des dépenses publiques). Ainsi, bien que l’ensemble des budgets de défense des membres de l’UE soit parmi les plus élevés au monde, l’UE est aujourd’hui dans l’incapacité de mener des opérations soutenues dans le bas du spectre des menaces[7].

À travers le FEDEF, la Commission souhaite décloisonner le paysage industriel de de production et d’acquisition des armements au sein de l’UE à travers la création d’un écosystème de défense européen (BITD européenne et marché de défense européen). En finançant des projets en lien avec la R&T et la R&D, la Commission veut inciter ses États membres à intensifier la coopération intra-européenne en matière industrielle afin que l’UE et ses États membres se dotent de capacités et technologies militaires lui permettant de renforcer son indépendance face à des producteurs non européens, c’est-à-dire principalement les États-Unis.

L’un des deux volets du FEDEF porte sur le domaine de la R&T en matière de défense et c’est ici que le PADR prend toute son importance. Comme son nom l’indique, son action est préparatoire, son but est de tester les différents mécanismes (appel d’offre, suivi des projets, etc.) et d’établir des retours d’expériences, pour à l’avenir financer des projets de R&T de défense marqués par un faible niveau de maturité technologique (entre les étapes 1 et 4 sur les échelles TRLs) d’une plus grande envergure à partir de 2021.

Les défis sont nombreux en ce qui concerne l’innovation de défense. Les technologies émergentes sont par définition caractérisées par un faible degré de maturité, une grande complexité et un risque élevé au niveau du financement (l’échec est possible et certains retours sur investissement peuvent s’avérer faibles).

Des investissements publics conséquents sont donc nécessaires assumer les risques et pour permettre de passer des étapes de R&T au stade de développement. C’est précisément à ce stade que la Commission compte intervenir en finançant jusqu’à 100 % des dépenses d’un projet.

En outre, la Commission a aussi pour objectif de « réduire l’asymétrie d’information entre les acteurs de l’industrie, les institutions européennes et les gouvernements des États membres[8]» à travers la mise en commun des différentes parties prenantes du monde de la défense au sein de l’UE (centres de recherche universitaire ou de grands groupes industriels, PME) en amont du processus industriel, tout en informant les pays États membres de l’avancement des projets.

Pour répondre aux appels à proposition dans le cadre du FEDEF, les consortiums postulant devront être constitués par au moins trois entreprises différentes, provenant d’au moins trois pays différents de l’UE[9].

Les spécificités de l’appel à proposition 2019

Les sept projets sélectionnés[10] au cours de ce dernier appel à proposition de 2019, ont été choisis dans le cadre d’appels d’offres spécifiques, centrés sur trois thématiques différentes. Une première porte sur la domination du spectre électromagnétique, une deuxième est orientée sur les systèmes sans pilotes, et une troisième, axée sur les futures technologies de rupture.

Appel à projets « Domination du spectre électromagnétique »

L’utilisation du spectre électromagnétique intervient à différents niveaux dans le domaine militaire, que ce soit en matière de télécommunication, de télédétection, de capacités de positionnement, navigation et timing (PNT), ou encore de guerre électronique[11]. Sa domination est considérée comme stratégique. Toutefois les technologies et systèmes pouvant en assurer sa maitrise font l’objet de restrictions imposées auprès de l’utilisateur final par les pays exportateurs (par exemple, la règlementation américaine ITAR) et d’autres dépendances liées à la sécurité d’approvisionnement.

Afin de pallier cette carence, l’appel cherche à développer un système de radiofréquence multifonctionnel compact, hautement performant et léger intégrant à la fois des fonctions radar, de communication et de guerre électronique en un seul système pouvant être équipé sur différentes plateformes.

Les postulants devaient proposer un système pouvant démontrer son emploi dans un environnement de laboratoire (TRL 4), mais aussi inclure dans leur candidature une feuille de route exposant les étapes et actions à suivre pour que leur projet puisse devenir un prototype d’ici 2027.

Une cartographie de criticité devait aussi être incluse pour permettre à l’UE « d’identifier les matériaux, composants et/ou technologies qui ont besoin d’un soutien prioritaire [de l’Union] en raison de goulets d’étranglement technologiques ou économiques »[12] ainsi que les capacités de R&D (compétences) nécessaires pour réaliser cette entreprise. L’objectif de cet appel, on le voit bien, va au-delà de l’Action préparatoire, et il est vraisemblable que ce projet soit à l’avenir candidat au sein du FEDEF à partir de 2021.

Cet appel d’offres ne sélectionnait qu’un seul projet, finançable à hauteur de 10 millions EUR, et n’excluait pas les financements sur fonds propres ou extérieurs.

Le projet choisi, dénommé CROWN, se concentrera sur le développement d’un système polyvalent combinant un système de radar passif à des fonctions de communications et de guerre électronique. Le projet sera financé à hauteur de 10 millions EUR avec un consortium composé d’entités en provenance des pays suivants : Espagne, France, Allemagne, Suède, Pays-Bas, Italie, Lituanie.

Appel à projets sur les « Futures technologies de rupture en matière de défense »

Ce deuxième appel comprenait deux sous-rubriques. La première était orientée sur l’exploration de technologies innovantes pouvant modifier les règles du jeu dans un contexte militaire. Les postulants devaient mettre en avant un concept technologique à haut caractère disruptif et fournir une preuve de concept expérimentale (TRL 3). En demandant aux postulants d’inclure « une évaluation de l’impact éthique, juridique et sociétal des solutions proposées »[13], l’UE fait appel à l’expertise des différents acteurs du secteur pour mener une étude prospective des différents défis que peuvent poser les technologies émergentes à haut potentiel disruptif.

Le deuxième volet, axé sur les technologies émergentes de rupture, visait des technologies plus spécifiques : systèmes de positionnement, de navigation et de chronométrage autonomes, technologies faisant usage de l’intelligence artificielle (tous les domaines confondus), technologies quantiques, solutions permettant d’améliorer les frappes de précision à longue portée, et propositions autour du soldat augmenté.

L’objectif principal de cet appel vise à stimuler une innovation qui soit, dès les premières phases de développement, axée sur des concepts d’usage définis, à l’opposé de la précédente rubrique qui est plutôt « exploratoire ». La mise en œuvre de ces thèmes se concentre sur les étapes 3 et 4 TRL. Un ensemble de cinq projets pouvait être éligible avec un financement pouvant aller jusqu’à 1,5 million EUR par projet. Les cinq projets suivants ont été sélectionnés dans le cadre de ce dernier volet.

Le programme Artus (budget de 1,5 million EUR), en développant un essaim de drones terrestres (3 à 12), doit servir d’appui logistique à un peloton de soldats et être capable d’évacuer des soldats blessés.

Le projet Pilum (budget 1,4 million EUR), vise à concevoir des projectiles à longue portée pour canon électrique (mieux connue sous son appellation Electro-Magnetic Railgun) à des distances au-delà de 200 km. Un prototype à l’échelle 1 doit voir le jour en 2028.

Le troisième projet retenu, dénommé Optimise (budget 1,4 million EUR), se concentre sur un système qui doit à l’avenir pourvoir les forces qui l’utilisent de capacités de navigation et de positionnement autonomes (en dehors d’un système de positionnement par satellite classique) dans des environnements contestés.

Les deux derniers projets s’orienteront sur le développement d’un système de communication et de navigation sur base de calculateurs quantiques (projet QUANTAQUEST, budget 1,4 million EUR) et autour d’un système de détection d’explosifs improvisés et conventionnel, nommé AIDED (budget 1,4 million EUR) ayant recours à l’intelligence artificielle. Ce dernier dispositif devra à terme guider et cartographier une flotte de robots pour que des unités militaires puissent se frayer un passage sécurisé dans un environnement miné.

Appel à projets sur les « Systèmes sans pilote »

Cette thématique appelle les candidats à proposer des solutions et processus innovants pour l’utilisation de nouveaux standards d’interopérabilité quant aux systèmes aériens sans pilote, afin que les différents systèmes utilisés auprès des différentes armées des pays de l’UE puissent opérer ensemble dans le cadre de déploiements militaires. Un seul projet était éligible dans le cadre de cet appel.

Le programme Interact (budget 1,5 million EUR), en plus de répondre à l’appel d’offres, devra poser les bases de la création d’une future norme européenne d’interopérabilité interindustrielle pour lesdits systèmes. À l’avenir, ce standard doit permettre le déploiement de systèmes sans pilotes en provenance des différentes forces armées de l’UE sous diverses configurations : déploiement individuel, déploiement en essaim ou en équipe avec des systèmes habités.

Conclusion

La crise de la COVID-19 a sévèrement touché l’économie des différents États membres de l’UE avec une contraction économique évaluée à 7 % pour l’année 2020 au sein de la zone euro[14]. Les chancelleries des différentes capitales européennes devront massivement investir pour relancer la croissance et l’emploi. Dans cette perspective, les budgets de défense font parfois figure de variable d’ajustement. Ces derniers sont en effet parfois mis à contribution en période de crise économique, même s’il peut exister un décalage d’un à trois ans entre l’année de la crise et celle où les coupes budgétaires se font sentir dans la défense. Ce fut le cas lors de la crise de 2008, à la suite de laquelle les pays membres de l’UE avaient réduit leurs dépenses militaires.

Il se peut néanmoins que cette crise convainque les membres de l’UE d’accroitre leur coopération industrielle de façon à engendrer les synergies requises pour développer des technologies complexes et coûteuses devant assurer la souveraineté de l’UE et de ses membres en maitrisant les coûts en cette période inédite souvent comparée à la crise de 29.

La PADR ne change certainement pas la donne en matière de défense, mais ces enseignements s’avèreront utiles au FEDEF. Ce dernier n’a cependant pas vocation à remplacer les budgets nationaux en matière de R&T et R&D, comme l’a plusieurs fois souligné la Commission européenne. Cependant, dans le contexte post-coronavirus, le FEDEF pourrait « limiter la casse » et permettre au pays du Vieux Continent d’utiliser leurs budgets de défense restreints par la crise d’une façon plus optimale et coordonnée.

Auteur

Victor Mahieu a été assistant de recherche au GRIP, sous la direction de Federico Santopinto, spécialiste de la politique extérieure de l’UE en matière de prévention et de gestion des conflits, ainsi que d’intégration européenne dans le domaine de la défense.

[1]. L’autre volet du FEDEF est quant à lui axé sur le « développement et l’acquisition » autrement dit un volet capacitaire. Ici, le financement en provenance de la Commission européenne est subsidiaire : jusqu’à 20 % des coûts totaux par projet, voire dans certains cas plafonner à 30 % si le projet sélectionné relève de la Coopération structurée permanente (PESCO). Le projet qui préfigure ce volet du FEDEF est le Programme européen de développement industriel le domaine de la défense (EDIDP).

[2]. Trois séries de projets ont été sélectionnées dans le cadre d’appels à projet lancé en 2017, 2018, 2019 avec des enveloppes budgétaires respectives de 25millions EUR, 40 millions EUR, et 25 millions EUR.

[3]. Le FEDEF disposera de budgets beaucoup plus conséquents par rapport à la PADR.

[4]. Le PEDID et l’Action préparatoire doivent être regroupés à partir de 2021 dans le Fonds européen de la défense (FEDEF).

[5]. Les programmes SCAF et TEMPEST illustrent bien cette problématique, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, s’étant engagés sur des programmes en concurrence directe afin de maintenir leur BITD dans l’aéronautique.

[6]. Commission européenne, « Defending Europe: The case for greater EU cooperation on security and defence », 7 juin 2017.

[7]. The CSDP in 2020, The EU’s legacy and ambition in security and defence, EUISS, 31 mars 2020.

[8]. Daniel Fiott «Strategic Investment: Making geopolitical sense of the EU’s defence industrial policy», European Union Institute for Security Studies, décembre 2019.

[9]. Les entreprises norvégiennes pourront aussi participer si elles ne sont pas détenues par des groupes étrangers.

[10]. Les entreprises choisies n’ont toujours pas été révélées, leurs noms devraient être dévoilés au cours des mois à venir.

[11]. Philippe Gros, « Les opérations en environnement électromagnétique dégradé », Fondation pour la recherche stratégique, mai 2018.

[12]. C (2019) 1873 – Commission decision on the financing of the ‘Preparatory action on Defence research’ and the adoption of the work programme for 2019.

[13]. Ibid.

[14]. Prévisions économiques de l’automne 2020 (europa.eu)

UE : fin de l’Action préparatoire de la recherche en matière de défense