(Also in English) – Avant 2017, la menace balistique et nucléaire de la République populaire démocratique de Corée était déjà bien réelle, mais l’administration américaine en minimisait l’urgence et insistait pour que tout dialogue avec Pyongyang soit centré sur une «dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible». Cependant, en moins de deux ans, le régime de Kim Jong-un a procédé à trois essais nucléaires et testé des dizaines de missiles balistiques de différentes portées et configurations. Depuis septembre 2017, le doute n’est plus permis: la RPDC a fait la preuve de sa capacité à la fois intercontinentale et nucléaire[1]. Et elle a réussi ce pari en dépit du régime de sanctions le plus dur jamais mis en place par les Nations unies (ONU). Depuis qu’elle a commencé, la crise nord-coréenne a ainsi porté atteinte à pratiquement toutes les réglementations et initiatives existantes en matière de non-prolifération.

Crédit photo: Launch of North Korean intercontinental ballistic missiles - By Mariusstad via Wikimedia Commons

Dans la situation actuelle, les accords dits «de gel» ne modifieraient que très peu les capacités de Pyongyang. Il est tout simplement trop tard. Entre-temps, les sanctions ont montré leurs limites. La Corée du Nord a désormais atteint le seuil technologique et stratégique que ces sanctions devaient justement l’empêcher d’atteindre. Il est dès lors grand temps de s’interroger et réinvestir dans la gouvernance nucléaire mondiale. Bien que le dialogue avec Pyongyang soit plus critique que jamais, il doit être complété par d’autres efforts, plus globaux. Le temps est venu d’instaurer un traité international sur les missiles.

Le prix de la négociation avec la RPDC

Depuis que la Corée du Nord est devenue une puissance nucléaire de facto dotée de capacités balistiques à longue distance, les chances de dénucléariser la péninsule ont pratiquement disparu, de même que la logique diplomatique qui sous-tend les sanctions renforcées. On peut difficilement imaginer les conditions auxquelles un régime qui fonde sa survie sur ses armes nucléaires accepterait de les abandonner.

Pourtant, aussi mauvaises qu’en soient les raisons, il demeure essentiel aujourd’hui de poursuivre le dialogue avec la Corée du Nord. La crise est devenue l’un des principaux facteurs d’irritation dans les relations diplomatiques entre les grandes puissances, et un risque majeur pour la stabilité régionale comme mondiale.

Avec l’adoption de sanctions considérablement renforcées par le Conseil de sécurité de l’ONU, la crise s’est transformée en un test décisif pour la politique de sanctions de la communauté internationale.

En outre, il est probable que le régime de Kim Jong-un continuera ses provocations tant qu’il n’obtiendra pas satisfaction (au moins partielle) de ses demandes : que son statut de puissance nucléaire jouisse d’une reconnaissance internationale – en particulier de la part des États-Unis[2]. Il est également peu probable qu’en l’isolant davantage, on parvienne à empêcher Pyongyang de continuer l’escalade. En effet, sa capacité de nuisance est la principale monnaie d’échange de la RPDC, et la surenchère dans les menaces sa meilleure stratégie.

Dans ce contexte, les États-Unis et leurs partenaires et alliés font face à deux dilemmes. Premièrement, bien qu’ils ne puissent demeurer passifs face aux menaces et aux provocations nord-coréennes, leur influence sur Pyongyang est limitée. Les sanctions n’ont pas réussi à amener la Corée du Nord à la table des négociations. Dans le même temps, les échanges verbaux enflammés entre le président américain et la RPDC[3] n’ont fait que renforcer la logique de la dissuasion, laissant peu de place aux négociations.

Le deuxième dilemme oppose les principes au réalisme. Du côté réaliste, puisque la Corée du Nord est désormais une puissance nucléaire de facto, s’adapter à cette réalité et abandonner la demande impossible d’une «dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible» peut sembler raisonnable. Cette stratégie pourrait même s’avérer fructueuse localement. Mais elle serait lourde de conséquences pour le régime mondial de non-prolifération et pour l’architecture de sécurité régionale. Le risque est d’envoyer un mauvais signal à des pays comme l’Iran et aux futurs candidats au nucléaire militaire, de saper le régime de contrôle des armements organisé autour du traité de non-prolifération (TNP) et de mettre en danger les alliances américaines dans la région. De nombreux pays sont susceptibles de s’opposer, à juste titre, à un accord reconnaissant le statut nucléaire de la RPDC, de peur d’affaiblir ce pilier de l’ordre international.

Le prix d’un accord nord-coréen

Seule une approche à deux volets peut potentiellement résoudre ce dilemme. D’une part, la priorité est de désamorcer l’escalade, à travers des discussions régionales comportant notamment un engagement formel envers les futures négociations. D’autre part, une autre discussion devrait avoir lieu en parallèle, au niveau mondial, sur les moyens de renforcer le régime international de non-prolifération.

La première étape peut être bilatérale ou multilatérale, ou les deux. Un premier dialogue doit d’abord avoir lieu sur les modalités que pourraient prendre des négociations politiques, car ces dernières sont devenues impossibles sans préalables. La crise est allée trop loin, et trop de parties prenantes y ont désormais un intérêt majeur, que pour éviter les mesures de confiance comme première étape nécessaire. Toute négociation avec Pyongyang doit passer par un arbitrage préalable sur son format, son but et ses modalités.

Pour atteindre un tel accord préalable, la proposition russe et chinoise de «gel» – c’est-à-dire de mettre un terme aux essais de la RPDC en échange d’un gel ou d’une réduction des exercices militaires conjoints US-Corée du Sud – peut constituer la base d’un débat. Mais à l’évidence, en pleine phase d’escalade, la crise offre peu de marge de manœuvre. De plus, le gel des essais nord-coréens ne résoudrait rien : les technologies ont déjà été validées.

C’est à un niveau politique que se trouve l’intérêt de telles propositions : il convient de rétablir un équilibre susceptible de calmer le jeu, qu’un accord de « gel » pourrait éventuellement faciliter. Cependant, aucun accord de gel ne rendra la menace mois urgente ou moins saillante.

Une autre condition préalable essentielle à la réalisation d’une feuille de route de négociation est d’atteindre un niveau de confiance suffisant. La communauté internationale doit s’accorder sur la pertinence qu’il y aurait à dialoguer avec la RPDC. Pour qu’un tel consensus soit possible, il faudrait au moins un geste fort de la part de Pyongyang indiquant par exemple que le régime peut accepter une dénucléarisation complète, irréversible et vérifiable comme objectif formel (plutôt qu’une condition) à des négociations, objectif auquel devrait également souscrire l’administration américaine.

Un traité sur les missiles

Bien qu’extrêmement complexe – et encore peu probable au vu des conditions actuelles –, cette première étape devrait être complétée par une autre entreprise au moins aussi complexe. Dans la situation actuelle, selon presque tous les scénarios réalistes, les négociations avec la RPDC fouleront au pied – voire compromettront – le principe de la non-prolifération tel qu’inscrit au TNP et dans toutes les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) condamnant le programme balistique et nucléaire de la RPDC depuis 1993 (et la Résolution 825).

Parallèlement à tous les efforts consentis à l’égard de Pyongyang, et au renforcement de la dissuasion dans la région, il conviendrait de multiplier les initiatives visant à renforcer ce que la crise nord-coréenne met en péril : le principe de la non-prolifération et ses fondements politiques et juridiques. Dans cette deuxième entreprise, les États-Unis ne peuvent rester neutres. Ils devraient au contraire être une force de proposition. Une première étape immédiate serait que Washington ratifie le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN). La signature de ce Traité par la Corée du Nord devrait également être une condition à toute discussion de fond, une fois qu’un format aura été convenu. Ceci consoliderait les avancées qui seraient obtenues si un accord de «gel» était finalement atteint.

Une discussion parallèle devrait avoir lieu sur les engagements de désarmement des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies («le P5»). Ces engagements sont au cœur du TNP et les P5 pourraient par exemple endosser symboliquement, d’une manière ou d’une autre, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. Un symbole qui pourrait alors se baser sur la vision d’«un monde sans armes nucléaires» de Barack Obama.

Une évolution particulièrement bienvenue serait qu’une coalition d’États, éventuellement dirigée par un (ou plusieurs) des P5, propose un traité international sur les missiles. Bien que la technologie des missiles soit largement reconnue comme une source majeure de préoccupation, il n’existe pas à ce jour de «norme, traité ou accord universel régissant le développement, les essais, la production, l’acquisition, la possession, le transfert, le déploiement ou l’utilisation de missiles»[4]. La crise nord-coréenne rappelle avec force la nécessité de combler cette lacune, la RPDC étant historiquement l’un des principaux États proliférants en matière de technologie de missiles, et ses réseaux commerciaux illicites étant toujours aussi vastes et profonds.

Un tel traité pourrait étendre la portée de l’article 3 de la Résolution 1540[5] du CSNU (selon lequel «tous les États doivent prendre et appliquer des mesures efficaces afin de mettre en place des dispositifs intérieurs de contrôle destinés à prévenir la prolifération des armes nucléaires, chimiques ou biologiques ou de leurs vecteurs, y compris [par] des dispositifs de contrôle appropriés pour les éléments connexes […]», à l’utilisation illicite par les États parties. Il devrait donc définir un régime de sanctions pour les États membres de l’ONU qui omettraient d’appliquer les mesures de diligence raisonnable dans leurs contrôles internes sur les transferts de la technologie des missiles et formaliserait une assistance à la mise en place de tels contrôles pour les pays qui en feraient la demande.

Un tel traité pourrait utiliser le Code de conduite de La Haye contre la prolifération des missiles balistiques (HCoC) comme modèle, et l’annexe du Régime de contrôle de la technologie des missiles (MTCR) à des fins de définition. Il rationaliserait les règles et procédures actuelles relatives aux transferts et au suivi de la technologie des missiles de manière cohérente, idéalement juridiquement contraignante. En tant que tel, il aurait un triple objectif : premièrement, signaler un engagement soutenu en faveur des engagements de non-prolifération dans un contexte de tensions accrues. Deuxièmement, renforcer les mesures de non-prolifération directement applicables à la crise nord-coréenne. Troisièmement et plus hypothétiquement, proposer une conditionnalité raisonnable (et supplémentaire) pour des discussions de fond avec la RPDC.

Conclusion

Alors que la dénucléarisation ne peut plus être la condition sine qua non de la reprise des pourparlers avec Pyongyang, elle peut et doit néanmoins demeurer un objectif. Échanger des principes contre des avantages politiques est un pari: quelle que soit l’issue des négociations avec Pyongyang, celle-ci aura un coût pour le principe de non-prolifération. Une piste possible pour aborder la crise elle-même et ses conséquences pour le régime mondial de non-prolifération serait de mener une entreprise diplomatique à deux volets. D’une part, en poursuivant vis-à-vis de la Corée du Nord une politique cohérente qui laisse de la place à la diplomatie. D’autre part, en parrainant une initiative de grande ampleur dans le champ de la non-prolifération au niveau mondial. Notre suggestion est d’avancer sur plusieurs fronts – dont l’universalisation du TICEN – et de proposer une nouvelle idée, qui, concrètement, pourrait prendre la forme d’un traité international sur les missiles. Ce dernier pourrait s’appuyer sur le Code de conduite de La Haye et le Régime de contrôle de la technologie des missiles, ainsi que sur d’autres mesures de non-prolifération visant les armes de destruction massive (Résolution 1540, PSI, etc.). Pour autant, bien entendu, qu’il ne soit pas déjà trop tard.

L’auteur

Bruno Hellendorff est chercheur au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), où il coordonne les activités du programme « Paix et sécurité en Asie-Pacifique ».

Télécharger la version PDF :

pdf Négocier avec la Corée du Nord: de l’opportunité d’un traité sur les missiles


[2]. « United States must recognise North Korea as ‘nuclear weapons state’, KCNA says », ABC, 11 septembre 2016.

[3]. Voir par exemple Reuters : « North Korea foreign minister says firing rockets on US mainland ‘inevitable’ », The Guardian , 24 septembre 2017.

[4]. « La question des missiles sous tous ses aspects », Rapport du Secrétaire général de l’ONU à l’Assemblée générale, A / 63/176.