Le 9 décembre 2017, le Premier ministre irakien Haïdar al-Abadi annonçait la défaite de l’État islamique (EI), après trois ans de conflit en Irak et en Syrie. Si la contribution des milices chiites dans la chute du califat est indéniable, les exactions commises par ces groupes armés au cours de leur lutte restent fortement décriées. L’instrumentalisation de certaines milices par l’Iran suscite également de nombreuses inquiétudes, principalement à l’heure de la reconstruction. Au cœur des préoccupations figure notamment l’Organisation Badr. Cette milice chiite, l’une des plus puissantes en Irak, revendique ouvertement son allégeance à Téhéran tout en disposant d’une implantation significative au sein de l’appareil politique irakien. Cette singularité lui permet ainsi d’opérer dans une  véritable « zone grise »[1], dont l’autonomie ne cesse de croître. Au vu de son antériorité mais surtout de sa participation au conflit contre l’EI, dans quelle mesure l’Organisation Badr est-elle susceptible de déstabiliser l’Irak post-conflit ?

Racines irakiennes, idéologie iranienne

Créée en tant que branche armée du puissant parti politique irakien du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (SCIRI), l’Organisation Badr affiche dès les années 1980 son allégeance à Téhéran. En effet, cette brigade d’obédience chiite s’est formée en Iran, puis a combattu le régime de Saddam Hussein en Irak entre 1983 et 2003. Son idéologie, résolument pro-Khomeini, l’a ensuite amené à s’émanciper du SCIRI et à former sa propre organisation politique et militaire en 2012. Cette prise d’indépendance vis-à-vis de l’organisation mère lui a permis de rester fidèle à l’Iran tout en s’implantant efficacement dans la vie politique irakienne : lors des élections législatives de 2014, l’Organisation Badr a remporté 22 sièges sur 328 au Parlement.

Guerre contre l’État islamique : une lutte au service de l’Iran ?

La position duale de l’Organisation Badr a été déterminante dans sa lutte contre l’État islamique. En effet, son ancrage politique en Irak et son obédience pro-Iran lui ont assuré un financement conséquent et l’accès à des armes de pointe. Ainsi, parmi les Forces de mobilisation populaire (FMP), soit le groupement de milices chiites combattant l’EI, l’Organisation Badr est sans aucun doute la mieux équipée : drones, hélicoptères, chars M1 Abrams et lance-roquettes antichar AT4 constituent son vaste arsenal[2]. Bien que l’État irakien reste le principal fournisseur de cet armement, nombreuses sont les armes provenant directement de Téhéran. En effet, l’Organisation Badr aurait acquis plusieurs équipements iraniens type lance-roquettes multiples HM20, fusils anti-matériel AM50 (Sayaad 2) et chars de combat T-72. Ces derniers auraient été acheminés de manière illicite depuis l’Iran via la province frontalière de Diyala[3], région irakienne contrôlée par l’Organisation Badr[4]. L’Iran se serait également occupé de former les membres de la milice, notamment dans les camps d’entrainement du Corps des Gardiens de la révolution (CGRI). Ce dernier aurait d’ailleurs fourni un soutien logistique majeur sur les champs de bataille contre l’EI, en témoigne la présence du commandant des forces extérieures du CGRI, le général Qassem Soleimani, lors de l’offensive de Tikrit en 2015.

Bien qu’historiquement financée par l’Iran, l’Organisation Badr tire cependant la majorité de ses fonds du gouvernement irakien. En effet, son implantation politique – matérialisée par la nomination de son leader Hadi al-Amiri au poste de ministre des Transports en 2010, puis par l’obtention en 2014 du poste de ministre de l’Intérieur par Mohammed Ghabban, autre membre influent de la milice – a permis à l’Organisation Badr de s’attirer la majorité de l’argent alloué à la lutte contre l’EI[5]. Ses liens étroits avec l’ancien Premier ministre irakien Nouri al-Maliki, mais aussi avec le leader des FMP Abu Mahdi al-Muhandis, ont également facilité l’accès aux fonds, nourrissant ainsi un sentiment d’injustice chez les autres combattants, notamment ceux intégrés aux FMP.

Outre les tensions entre milices, cette assise politique de l’Organisation Badr en Irak est d’autant plus décriée qu’elle alimente la stratégie d’influence iranienne dans le pays et y exacerbe la division confessionnelle. En effet, nombreuses ont été les exactions commises à l’encontre des sunnites lors du conflit : déplacements forcés, enlèvements, torture, exécutions arbitraires… Ces violences eurent lieu, pour la plupart, en parallèle des opérations militaires, fournissant ainsi à l’Organisation l’excuse du conflit pour justifier ses actes : « C’est une guerre, et dans une guerre, il y a des violations », avait ainsi déclaré son leader al-Amiri en 2016 après l’exécution de sunnites dans les alentours de Falloujah[6]. Si les témoignages des victimes et les rapports internationaux dénonçant ces exactions se multiplient[7], aucune sanction ne semble cependant avoir été formulée à l’encontre de la milice. Au regard d’une telle impunité, la puissance de l’Organisation Badr soulève donc de nombreuses inquiétudes, notamment quant à son évolution et son impact sur la stabilité de l’Irak post-EI.

Quel rôle dans l’Irak post-conflit ?

Amorcée par l’annonce officielle de la défaite de l’EI, la reconstruction de l’État irakien s’articule avant tout autour d’une démobilisation des milices. En effet, conformément à la loi de novembre 2016, les FPM sont désormais appelées à intégrer les forces gouvernementales irakiennes. C’est pourquoi, dès décembre 2017, le leader de l’Organisation Badr, al-Amiri, a demandé à ses combattants de se retirer des villes dans lesquelles ils s’étaient établis militairement, répondant ainsi à l’appel du Grand Ayatollah Ali al-Sistani de « continuer à utiliser cette importante énergie dans les cadres constitutionnels et légaux qui limitent les armes à l’État ».[8] Afin de pouvoir se présenter en toute légalité aux élections du 12 mai 2018, al-Amiri a également annoncé l’émancipation du parti politique de sa branche armée. La proclamation de sa coalition Fatah al Mubin ou al-Fath le 11 janvier dernier s’inscrit dans cette continuité. Cette coalition, formée de plusieurs groupements chiites pro-iraniens tels que Asa’ib Ahl al-Haq (AAH) et Kata’ib Hezbollah, serait la matérialisation d’un projet politique commun d’anciens FPM, s’étant eux aussi distancés de leurs branches armées. Néanmoins, des liens informels devraient perdurer entre les composantes armées et politiques, notamment à l’heure où le désengagement militaire des FPM, Badr inclus, apparait de plus en plus compromis. En effet, ces milices auraient finalement rejeté l’intégration dans les forces armées de l’État telle que formulée par décret le 8 mars 2018, proposant au contraire, la création d’un corps de sécurité indépendant, comparable au modèle iranien du CGRI[9].

Outre l’aspect militaire, Téhéran pourrait bien user de ses liens avec l’Organisation Badr afin d’influencer la politique future de l’Irak, en témoigne le rapprochement entre la coalition al-Fath d’al-Amiri et celle du Premier ministre al-Abadi, Nasr al Iraq. Cette alliance passée entre les deux leaders chiites, annoncée le 14 janvier 2018, aurait été orchestrée la veille à Bagdad par le commandant iranien du CGRI, le général Soleimani. À la suite de sa dissolution 24 heures plus tard, le général iranien se serait de nouveau rendu en Irak afin d’apaiser les tensions[10], révélant ainsi toute l’ampleur de l’ingérence iranienne dans la vie politique irakienne. Or, cette intrusion suscite de nombreuses critiques, tant au sein des coalitions adverses qu’auprès de la population. Nombreux sont les Irakiens refusant que leur pays participe à « la politique de l’axe sectaire que l’Iran cherche à créer dans la région »[11], cette dernière constituant selon eux, une réelle menace pour la stabilité future de l’Irak. En effet, au vu des exactions commises durant le conflit, l’accession au pouvoir de l’Organisation Badr via sa coalition al-Fath en mai 2018 risquerait de susciter de nouvelles tensions communautaires, pouvant conduire à l’émergence d’un nouveau groupe extrémiste de type État islamique. Surtout, l’arrivée au pouvoir d’une coalition ouvertement pro-Téhéran pourrait éloigner les principaux bailleurs de fonds de la reconstruction irakienne que sont les pays du Golfe, la Turquie, ou encore les États-Unis.

Malgré ces risques, l’Organisation Badr entend bien sécuriser son ancrage étatique et maintenir sa suprématie sur les autres partis, chiites inclus. La stratégie politique entreprise par al-Amiri et sa coalition al-Fath s’inscrit directement dans cette logique : en rappelant ses victoires contre l’EI, le groupement pro-Iran se présente aujourd’hui comme l’unique force capable de défendre le territoire irakien. Tout en devant composer avec le fait que le gouvernement actuel demeure certainement l’option la plus acceptable pour les soutiens financiers étrangers, al-Amiri entend tout de même le discréditer, en dénonçant son incompétence et sa corruption. C’est d’ailleurs dans cet esprit de discrédit que le 20 février dernier, le leader chiite a sommé le Premier ministre al-Abadi de donner des précisions quant à sa décision de maintenir certaines troupes américaines sur le territoire, réveillant ainsi le sujet belliqueux que constitue « l’ingérence » des États-Unis en Irak depuis plusieurs années. Une telle stratégie sera-t-elle payante lors des élections législatives du 12 mai prochain ? À quelle place pourront prétendre l’Organisation Badr et sa coalition pro-Téhéran dans le futur gouvernement ? Leur ascension ne sera certainement pas sans conséquence sur la reconstruction d’un pays en perpétuel conflit.

Auteur

Juliette Tantôt est assistante chercheuse au GRIP et étudiante en master 2 Relations internationales à Sciences Po Aix.

Télécharger la version PDF : 

pdf L’Organisation Badr en Irak : l’ancrage étatique d’une milice pro-iranienne


[1]. Ranj Alaaldin, « The origins and ascendancy of Iraq’s shiite militias », Hudson Institute, 1er novembre 2017.

[2]. Bill Roggio et Caleb Weiss, « Badr Organization fighters pose with US M1 Abrams tank », Long War Journal, 12 juillet 2015.

[3]. « Iraq: Turning a blind eye, The Arming of the Popular Mobilization Units », Amnesty International, 2017.

[4]. Muthanna al-Tamimi, membre de l’Organisation Badr, est gouverneur de la région de Diyala depuis mai 2015 selon Kirk H. Sowell, « Badr at the forefront of Iraq’s shia militias », Carnegie Endowment for International Peace, 13 août 2015.

[5]. Ibid. Cet argent est centralisé par la commission des FPM, qui est majoritairement contrôlée par le ministère de l’Intérieur.

[6]. Déclaration faite à Frontline. Priyanka Boghani, « Iraq’s shia militias: the double-edged sword against ISIS », Frontline, 21 mars 2017.

[7]. « Iraq: Turning a blind eye, The Arming of the Popular Mobilization Units », Amnesty International, 2017, et autres rapports (dont celui de Human Rights Watch).

[8]. Amir Toumaj et Romany Shaker, « Top Iraqi-shiite cleric endorses incorporation of PMF into the state », Long War Journal, 28 décembre 2017.

[9]. Renad Mansour, « More than militias: Iraq’s popular mobilization forces are here to stay », War on the Rocks, 3 avril 2018.

[10]. Amir Toumaj et Romany Shaker, « Iranian-backed Iraqi militias form coalition ahead of parliamentary elections », Long War Journal, 25 janvier 2018.

[11]. Reprise de la déclaration d’un responsable du Front de dialogue national irakien, Haidar Nuri Sadeq. Ali Mamouri, « Iran interference in Iraqi election stirs anger among Iraqis », Al-Monitor, 26 février 2018.