Que le Brexit se déroule de manière ordonnée ou non, tôt ou tard les Européens et les Britanniques seront appelés à redéfinir leur relation. Les désaccords restent pourtant nombreux des deux côtés de la Manche. En matière de défense, ils sont surtout paradoxaux.
Dans un passé qui n’est pas si lointain, la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE était considérée comme l’une des principales sources de tensions entre Londres et les autres capitales du continent. À chaque nouvelle proposition visant à approfondir ce domaine d’action tourmenté de l’Union, les grognements britanniques retentissaient systématiquement en bruit de fond dans les couloirs et les salles de réunions bruxelloises.
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En revanche, depuis que Londres a signifié son intention de quitter l’UE, ses appels du pied pour conserver un rôle central au cœur de la PSDC ne se comptent pas. Tout à coup, le Royaume-Uni n’apparait plus comme cet acteur sceptique et désintéressé qui haussait systématiquement les épaules face au projet d’une défense européenne. Il se retrouve dans l’inconfortable position du demandeur.
La perspective s’est donc inversée. Les Européens ne doivent plus retenir les Britanniques par la veste, en essayant de les convaincre du bien-fondé de la PSDC. Désormais ils doivent éviter que, en sortant par la porte, le Royaume-Uni ne tente de revenir par la fenêtre.
Le défi est de taille car, à terme, les requêtes venant d’Outre-Manche sont destinées à mettre la défense européenne face à des enjeux existentiels que l’Union avait jusqu’à présent soigneusement esquivés.
Requêtes britanniques
Le référendum sur le Brexit s’est tenu en juin 2016. Donald Trump a été élu à la présidence des États-Unis quatre mois plus tard. Résultat : face à l’imprévisibilité soudaine de l’allié américain, qui semble se détourner de l’architecture sécuritaire du Vieux Continent, Londres pourrait désormais avoir besoin de la défense européenne comme jamais depuis que cette politique a été lancée en décembre 1998. Le destin aura incontestablement joué un mauvais tour au Royaume-Uni en délivrant ce verdict de l’Histoire quelques mois à peine après qu’il a décidé de quitter l’UE.
Les requêtes britanniques en matière de défense découlent de ce nouveau contexte. Le gouvernement de Sa Majesté, qui rêve de sortir du Marché unique et de l’Union douanière, souhaite rester le plus possible associée à la PSDC et aux initiatives qui lui sont connexes, notamment en matière industrielle et spatiale. Tout au long des négociations qui se sont tenues jusqu’à présent, le Royaume-Uni a plus précisément exprimé des positions qui visent trois objectifs : (1) maintenir un pied dans le processus décisionnel de la défense européenne, (2) participer à la planification et au commandement des missions de gestions des crises de l’UE dans le cas où Londres déciderait de s’y associer et (3) bénéficier d’un accès comparable à celui des autres États membres aux politiques de l’Union dans le domaine des capacités (Galileo, Fonds européen de la défense, PESCO, Agence européenne de défense)[1].
Derrière ces requêtes, on le comprendra, l’enjeu qui se pose à l’UE concerne son autonomie décisionnelle. En théorie, le respect de cette autonomie est un principe reconnu par les Britanniques. Mais dans les faits, les propositions qu’ils ont avancées jusqu’à présent, et qu’ils persisteront très probablement à avancer dans le futur,
ne vont pas dans ce sens.
Durant la première phase des négociations, Londres avait déjà sondé la possibilité de maintenir ses représentants ou des observateurs dans les instances décisionnelles de la PSDC. Lorsqu’elle a compris que cette hypothèse n’aurait jamais les faveurs de l’UE, notamment parce que elle est illégale au sens des traités, elle a alors proposé de structurer un dialogue périodique avec l’UE à tous les niveaux sur les questions liées aux affaires étrangères et de défense.
Rien de plus banal jusque-là : l’UE entretient ce type de dialogue avec la plupart de ses partenaires. Toutefois, Londres voudrait que ce dialogue se fasse dans le cadre de sessions informelles du Conseil, du COPS et des autres structures impliquées dans les questions de défense, comme les comités devant gérer les programmes de recherche militaire[2]. Bref, si les Britanniques ne peuvent dépêcher d’observateurs et de représentants au sein des organes décisionnels de l’UE, ils suggèrent que ces mêmes organes se réunissent informellement pour que leurs diplomates et militaires puissent tout de même les réintégrer.
Un choix de fond à venir pour l’Union
L’UE s’est montrée jusqu’à présent ferme face à de telles demandes. Sa position se base sur un principe clair et net : Bruxelles est prête à coopérer étroitement avec le Royaume-Uni en matière de politique étrangère et de défense, mais seulement après avoir défini ses propres politiques et positions. Pas question que Londres interfère durant son processus décisionnel.
La Déclaration politique sur la relation future entre l’UE et le Royaume-Uni qui est annexée à l’Accord de retrait laisse clairement entrevoir ces lignes rouges voulues par Bruxelles. Mais ce document, qu’il soit ratifié ou non, demeure juridiquement non contraignant. Ce qui signifie que l’histoire du Brexit dans le domaine de la défense européenne doit encore être entièrement écrite. Et il y a fort à parier que, lors des négociations futures, les Britanniques tenteront de remettre sur la table des négociations une formule leur permettant de ne pas être exclus du processus décisionnel européen.
Ce qui soulève deux questions : après les élections européennes de mai 2019, l’UE sera-t-elle en mesure de se maintenir ferme et unie comme elle l’a été jusqu’à présent ? Aura-t-elle encore la force, et surtout la volonté, de préserver si jalousement son autonomie décisionnelle, fondement de son autonomie stratégique ?
Ces questions sont d’autant plus pertinentes que les Britanniques ne sont pas les seuls à vouloir rester étroitement arrimés aux politiques de défense de l’UE. En cela, ils semblent pouvoir compter sur de nombreux appuis parmi les experts et les leaders d’opinion du Continent. Depuis qu’ils ont décidé de prendre le « grand large », en effet, les appels invitant l’UE à se montrer bienveillante en la matière ne se comptent plus. Et ils ne viennent pas seulement des eurosceptiques.
« Trade can be transactional; security is not », déclaraient récemment Wolfgang Ischinger et Stefano Stefanini dans un document préparatoire de l’édition 2018 de la Conférence de sécurité de Munich. Ils y rappelaient également que les capacités militaires britanniques représentent entre 25 % et 30 % des capacités totales de l’UE : « too little for the UK to stand alone; (…) too much for the EU to do without it »[3], écrivaient-ils. Ils exprimaient ainsi le souhait que l’UE fasse une offre généreuse au Royaume-Uni.
Ces appels à la générosité posent pourtant un défi existentiel à l’UE. Celle-ci se retrouve de fait confrontée à un véritable choix ontologique. Il convient de le répéter, ce choix ne concerne pas tellement le degré de coopération que Bruxelles doit établir avec Londres : tout le monde convient qu’il doit être le plus élevé possible. Il s’agit de comprendre si, et dans quelle mesure, les Britanniques doivent être impliqués dans les processus décisionnels de l’UE. Car c’est bien cela qu’ils veulent, et c’est bien sur cela qu’ils comptent insister.
Or, la réponse à cette question dépend de la vision de fond que l’on a de la défense européenne et, surtout, du rôle qu’on lui attribue dans le processus d’intégration du Vieux Continent… à condition bien sûr qu’on veuille lui en attribuer un. Là d’ailleurs est le problème. Deux perceptions coexistent à ce propos :
La PSDC peut être considérée comme une initiative qui vise simplement à améliorer la coopération politico-militaire entre les États membres, sans remettre en cause leur souveraineté. Selon ce point de vue, elle doit rester fondamentalement ce qu’elle est actuellement : une collaboration intergouvernementale déconnectée du processus d’intégration européenne.
La défense européenne peut aussi être perçue comme une politique ayant un deuxième objectif : celui, justement, de contribuer au plus vaste processus d’intégration européenne pour qu’il avance et pour que, après l’Euro, Schengen ou le marché unique, il franchisse une nouvelle étape dans le transfert de souveraineté des États membres vers l’UE.
En d’autres termes, il s’agit de décider si la défense européenne est un outil d’intégration ou un simple mode de coopération intergouvernementale. Si l’on conçoit la défense européenne comme une politique condamnée à rester indéfiniment intergouvernementale et guidée uniquement par le pragmatisme sécuritaire stato-centré, alors pourquoi refuser au Royaume-Uni d’accéder, d’une manière ou d’un autre, à la prise de décision sur ce dossier ? Dans une logique purement coopérative, se priver d’un partenaire aussi proche et disposant d’autant de moyens n’aurait pas de sens.
Par contre si la défense européenne est perçue comme un projet au service d’un objectif politique global et de long terme, qui est celui de l’intégration, la présence du Royaume-Uni dans la salle des commandes apparaîtra soudainement comme une question plus délicate et complexe à traiter. Cette présence pose en effet un problème de souveraineté, celui d’une « souveraineté européenne » nouvelle et en grande partie encore à construire.

Auteur
Federico Santopinto est analyste au GRIP, spécialisé sur l’intégration européenne en matière de défense et de politique étrangère.

 

pdfLe Brexit et la défense européenne : un choix de fond pour l’Union

 

[1]. Federico SANTOPINTO, « Le Brexit et la défense européenne », Les Rapports du GRIP, 2018/5.

[2]. Gouvernement de Sa Majesté, Technical note: Consultation and cooperation on external security, 24 mai 2018, point 11 ; Gouvernement de Sa Majesté, The future relationship between the United Kingdom and the European Union, Livre blanc publié en juillet 2018, point 69.

[3]. ISCHINGER Wolfgang, STEFANINI Stefano, «  There is more at stake in Brexit than just trade », Monthly Mind, décembre 2017, Munich Security Conference.