Ce n’est pas la première fois que les leaders européens les plus en vue annoncent vouloir relancer la politique européenne de sécurité et de défense commune (PeSDC). Mais c’est la première fois qu’ils le font sans le Royaume-Uni. Aussi, dans le nouveau contexte posé par le choix britannique de quitter l’UE, les appels au rassemblement autour de cette politique résonnent incontestablement avec une tonalité différente.

Le Brexit ne devrait néanmoins pas créer trop d’illusions. S’il est aujourd’hui acté que la PeSDC ne pouvait progresser avec Londres à son bord, et que le nouveau contexte permet une relance, il ne faut pas oublier que lorsque les Britanniques partiront, l’alibi qu’ils ont longtemps incarné aux yeux de leurs partenaires pour justifier l’absence de progrès en matière de défense s’en ira avec eux.

Facteur de blocage, le Royaume-Uni est en effet loin de constituer le dernier obstacle pour relancer sérieusement la PeSDC. Les divergences de fond sur l’essence même de cette politique et sur ce qu’elle représente dans le cadre du processus d’intégration européenne demeurent importantes. Reste qu’une fois le divorce consommé, les « Continentaux » n’auront plus d’excuses. Ils seront dos au mur et devront avancer. Or, quoiqu’importantes, leurs divergences demeurent surmontables. Et elles pourraient l’être, en partie au moins, en activant la « coopération structurée permanente ».

Divergences existentielles

En 2013, le GRIP avait mené une étude[1] visant à inverser l’angle d’approche communément utilisé pour comprendre quelle politique de défense les États membres voudraient mettre en place au niveau de l’UE. Au lieu d’essayer d’identifier les valeurs et les intérêts communs qui pourraient constituer le socle d’une défense commune, l’étude s’était concentrée sur les intérêts nationaux individuels que les principaux pays européens entendaient poursuivre à travers la PeSDC. L’objectif de cet exercice était d’identifier quels sont les dénominateurs communs concrets pouvant cimenter une base de départ pour cette politique, plutôt que d’entendre le refrain habituel sur ce que la défense européenne devrait être.

Les résultats de l’étude avaient souligné que les attentes des principales capitales européennes vis-à-vis de la PeSDC dépendent largement de la vision de fond qu’elles nourrissent à l’égard du plus vaste processus d’intégration européenne. Une vision fondamentalement divergente, de laquelle découle une interprétation divergente du rôle de la PeSDC. L’exemple du Royaume-Uni illustre clairement ce propos. Que les Britanniques n’aient jamais cru dans le projet de long terme que représente l’UE n’étonnera personne. Cette perception essentiellement apolitique de l’UE rendait à leurs yeux toute forme de coopération militaire au niveau européen inutile et redondante par rapport à l’OTAN. Pourquoi créer une énième initiative intergouvernementale dans ce domaine alors que l’Alliance atlantique regroupe déjà la plupart des pays du Vieux Continent ?

Avant de construire une politique commune de défense au niveau de l’Union, il faut disposer d’une vision politique de cette même Union, une vision que les Britanniques n’ont jamais eue. Pourtant, l’étude montrait que même les pays étant théoriquement disposés à approfondir l’intégration politique de l’UE entendaient différemment ce que celle-ci signifie à leurs yeux. En conséquence, le rôle qu’ils voulaient octroyer à la PeSDC finissait par être lui aussi divergent. Pour l’Allemagne, mais aussi l’Italie et l’Espagne, cette dernière était considérée comme une étape parmi d’autres dans le processus d’intégration européenne. Le développement d’une défense commune se justifiait donc et tant que tel, à la lumière du projet plus vaste incarné par l’Union. La France, au contraire, a toujours perçu cette politique comme un projet avant tout opérationnel, visant à accroitre la capacité d’intervention extérieure autonome des Européens, mais à travers une dimension intergouvernementale. En d’autres termes, Paris n’a jamais perçu cet outil comme un moyen devant renforcer l’intégration qualitative de l’UE dans une logique, à terme, supranationale (souveraineté nationale oblige).

Cette divergence de fond analysée par l’étude peut finalement être résumée en une phrase. Lorsqu’ils pensent à la PeSDC, les trois principaux États membres de l’UE regardent dans trois directions différentes : la France tourne ses yeux au-delà des frontières européennes, l’Allemagne les pointe vers Bruxelles, alors que le Royaume-Uni ne regarde nulle part (on l’aura compris).

Ainsi, face à la nécessité de réformer la PeSDC, ces différents regards se sont inévitablement déclinés en propositions allant dans des directions opposées. Par exemple, lorsque la France proposait des initiatives visant à simplifier les procédures de lancement des opérations militaires de l’UE, notamment en réformant leur financement sur la base d’un budget commun, l’Allemagne demeurait sceptique, en y voyant une tentative de mettre les ressources de l’Union au service d’un agenda et d’un interventionnisme purement français. Parallèlement, de nombreux leaders politiques allemands évoquaient volontiers, certes de manière vague, la nécessité de créer une véritable « armée européenne ». Une idée qui n’a jamais effleuré l’establishment parisien.

À partir de là, les malentendus ont été nombreux. Aussi, le fait que, au cours des dernières années, les Allemands se soient montrés réticents à lancer des missions militaires au titre de la PeSDC a pu être interprété à Paris comme un désengagement de leur part vis-à-vis de cette politique. Pourtant, ce n’était pas le cas.

Un compromis pour la « coopération structurée permanente » ?

Divergentes, les positions françaises et allemandes ne sont pas pour autant inconciliables. En premier lieu, parce que elles ne reposent pas, comme dans le cas britannique, sur une hostilité de fond à l’idée que l’UE puisse développer, d’une manière ou d’une autre, une dimension militaire et devenir un acteur politique global. En deuxième lieu, parce que la culture stratégique allemande pourrait évoluer à terme, en faisant de Berlin un acteur moins passif sur la scène politico-militaire mondiale.

À terme, c’est donc l’Allemagne qui pourrait converger vers la vision française de la PeSDC, cette dernière étant incontestablement plus réaliste. Ce qui signifie que celle-ci est destinée à rester encore pour longtemps un projet de coopération interétatique, plutôt qu’un projet d’intégration. Dans le contexte actuel, il serait d’ailleurs difficile d’imaginer le contraire.

À la lumière de ce constat, un malentendu doit être évacué. Aucune « armée européenne » n’est en vue à l’horizon, malgré certaines récentes déclarations allant dans ce sens. Créer une armée commune équivaudrait à mettre la charrue avant les bœufs. Une telle initiative, en effet, présuppose un niveau d’intégration politique qui aujourd’hui n’existe pas, et surtout qui ne sera pas mise à l’agenda demain. Or, on ne peut créer un outil commun sans avoir la politique commune nécessaire à son utilisation.

Armée européenne, non ; forces multinationales disposant d’une autonomie stratégique propre, oui. C’est dans cette logique coopérative et non intégrative que doivent être interprétées les nombreuses initiatives qui pourraient être relancées grâce au Brexit. Celle qui suscite le plus de curiosité, et peut-être aussi de malentendus, est l’institution de la coopération structurée permanente (CSP)[2]. Prévue par le traité de Lisbonne mais n’ayant jamais vu le jour, la CSP est une sorte de coopération renforcée qui s’adresse uniquement au secteur de la défense. En d’autres termes, elle incarne l’idée d’une Europe à deux vitesses dans ce domaine. Selon le traité, les États voulant participer à cette nouvelle forme de coopération devront respecter des critères d’adhésion contraignants en termes capacitaires (à définir), selon un mécanisme qui pourrait ressembler à celui ayant mené à l’Euro.

Mais les choses ne sont pas aussi simples. Le traité précise aussi que la CSP doit être lancée par les pays les plus vertueux en matière de défense. Or, et le problème est bien là, les pays les plus vertueux dans ce secteur ne sont pas forcément les plus ardents défenseurs de l’Union et de sa politique de défense. Et cela restera vrai même après le départ des Britanniques.

L’équation reste donc difficile à résoudre. Néanmoins, à bien y regarder, le traité de Lisbonne demeure extrêmement vague et imprécis à ce sujet, dans le but sans doute de permettre aux pays prêts à lancer la CSP de bénéficier d’une ample marge de manœuvre. Ainsi, avec un peu d’imagination et de flexibilité interprétative, une solution pourrait être trouvée afin de permettre aux États les plus volontaires politiquement de se lancer dans cette nouvelle aventure, sans forcément être les plus performants militairement.

Le moment semble d’ailleurs venu. Depuis que les Britanniques ont décidé de quitter l’UE, la coopération structurée permanente n’a jamais été autant invoquée dans les documents produits à Bruxelles comme dans les capitales européennes. Que ce retour en force de « l’objectif CSP » vienne dans le contexte du Brexit ne doit néanmoins pas obscurcir un fait particulier : la CSP n’a jamais eu besoin du Royaume-Uni.

L’originalité de la coopération structurée permanente, en effet, réside entre autre dans le fait qu’elle peut être instituée par un vote à majorité qualifiée et qu’elle ne requiert pas un nombre minimum d’États participants avant d’être lancée. Ce qui porte à croire que, si théoriquement elle doit s’adresser aux pays les plus vertueux sur le plan militaire, la CSP a dû être pensée aussi pour contourner le véto de certains… Pourquoi dès lors avoir attendu que le Royaume-Uni soit sur le quai de départ pour penser sérieusement à l’activer ?

La réponse est simple. On a longtemps cru à Bruxelles que la PeSDC ne pouvait se construire sans les Britanniques et que, dès lors, ces derniers devaient forcement être impliqués dans l’activation de la CSP. Pourtant, s’il est vrai que la participation britannique à la PeSDC comme à la CSP aurait été plus que souhaitable, constituait-elle réellement une condition sine qua non ? L’avenir nous le dira. À ce stade, en tout cas, c’est plutôt l’absence du Royaume-Uni qui apparait comme une condition sine qua non pour relancer la défense européenne.

Conclusions

Dans le champ de la PeSDC, les traités européens prévoyaient donc des dispositions permettant aux États les plus volontaires d’aller de l’avant, en contournant le véto des réticents. Faute de courage politique, ces dispositions n’ont jamais été activées, sans doute pour préserver un consensus et une unité qui en réalité n’ont jamais existé.

C’est bien en cela que le Brexit porte un enseignement précieux pour l’UE. La défense européenne est un projet inédit dans l’Histoire. En tant que tel, il ne se fera pas forcément dans le consensus parfait, la main dans la main. L’idée que la PeSDC doive être inclusive et voulue par tous condamnera l’UE à l’immobilisme, ce qui équivaut à creuser sa tombe.

Le succès de cette politique dépendra plutôt de la capacité de la France et de l’Allemagne à converger vers une vision commune de ce que la PeSDC doit représenter dans le cadre du plus vaste projet européen. Mais initialement au moins, elle ne pourra pas être trop inclusive. En cela, la coopération structurée permanente pourrait se révéler un outil intéressant, qui aurait pu néanmoins être activé plus tôt. Mieux vaut tard que jamais.

L’auteur

Federico Santopinto est chef de projet au GRIP. Il est spécialisé dans la politique extérieure de l’UE en matière de prévention et de gestion des conflits, ainsi qu’en matière d’intégration européenne dans le domaine de la défense.

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pdf La défense européenne après le Brexit: mieux vaut tard que jamais

Crédit photo: Christoph Scholz – derived from London Unterhaus und der Brexit (46568968194).jpg, via Wikimedia Commons


[1]. Federico Santopinto et Megan Price, National Visions of EU Defence Policy – Common Denominators and Misunderstandings, GRIP / CEPS, 2013.

[2]. Le GRIP a publié plusieurs articles sur la coopération structurée permanente :