Dans le cadre de sa réponse aux attentats terroristes de 2015 et 2016 à Paris et Bruxelles, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne (UE) ont adopté la directive 2017/853, qui durcit les conditions d’acquisition et de détention d’armes à feu pour des particuliers. La Suisse est concernée par cette directive en vertu des accords de Schengen[1] et doit adapter sa législation afin de respecter les obligations qui en découlent. En effet, l’acquis de Schengen couvre un grand nombre de domaines en plus de la libre circulation des personnes, dont la circulation des armes.
Photo : Dépôt des signatures du référendum à la Chancellerie fédérale, 17 janvier 2019 (Comité « EU Diktat Non »)
Alors que la nouvelle loi suisse sur les armes, les accessoires d’armes et les munitions (LArm)[2], a été acceptée par la chambre basse du Parlement suisse (Conseil national) le 17 septembre 2018 et par la chambre haute (Conseil des États) deux jours plus tard, un référendum a été lancé contre la modification de la LArm selon la procédure du référendum facultatif prévu par la législation suisse. Ce dernier a abouti et, par conséquent, les citoyens suisses sont appelés aux urnes le 19 mai 2019 afin de prendre une décision.
La campagne n’est pas encore véritablement lancée au moment où ces lignes sont écrites, mais les principaux arguments sont déjà déployés, tant du côté des adhérents à la nouvelle loi que de celui de ses opposants. Cet éclairage vise à mieux cerner les enjeux existant autour de ce référendum en se focalisant sur les principaux arguments avancés par les deux camps et en s’interrogeant sur la portée plus profonde de ce référendum.
Les principaux changements législatifs de la LArm
Selon la nouvelle loi, les tireurs sportifs, très nombreux en Suisse, devraient prouver en cas de demande d’acquisition de certaines armes qu’ils font partie d’une société de tir ou qu’ils pratiquent régulièrement le tir sportif avec l’arme concernée. De même, les musées et les collectionneurs privés auraient l’obligation de prendre « toutes les dispositions appropriées […] pour assurer la conservation de la collection »[3] ainsi que tenir une liste de toutes les armes en leur possession. Dans la loi actuellement en vigueur, ces obligations n’existent pas.
Un autre changement concerne la capacité autorisée des chargeurs. Elle devrait être ramenée à 20 cartouches pour les armes de poing et 10 cartouches pour les armes à épauler.
Les arguments des opposants à la nouvelle loi
Cinq arguments sont mis en avant par le comité référendaire et présentés sur leur site[4]. Leur analyse se fonde essentiellement sur les aspects prétendument « contre-productifs », « liberticides » et « iniques » de la nouvelle loi, ainsi que le fait qu’elle est directement liée à une reprise du droit européen. Le ton du comité référendaire est développé avant tout selon deux axes : la liberté individuelle et le refus du « diktat de Bruxelles », les deux axes étant très liés, mais malgré tout indépendants.
Ses opposants mettent en avant « l’inutilité » et « l’injustice » de la nouvelle loi, car elle semble notamment passer à côté de son but premier, à savoir la lutte contre le terrorisme. Leur argument consiste à mettre en avant les contradictions entre les buts de la nouvelle loi, à savoir empêcher de nouveaux attentats sur le « modèle » de ceux commis à Paris le 13 novembre 2015 en restreignant l’accès à des armes à feu acquises légalement, et ses effets, qui consistent essentiellement en des « tracasseries administratives » contre d’« honnêtes citoyens ».
Pourtant, contrairement à ce que les référendaires prétendent, une partie des armes utilisées lors d’attentats en Europe ces dernières années ont été acquises légalement. Il s’agissait d’armes désactivées qui ont été achetées en Slovaquie et réactivées illégalement par la suite. La directive entend précisément renforcer les standards de neutralisation dans l’Union européenne pour éviter toute réactivation. La ministre suisse en charge du dossier, Karin Keller-Sutter, nie que la nouvelle loi ait un quelconque rapport avec le terrorisme, rendant cet argument des référendaires caduc aux yeux du gouvernement.
Dans un esprit similaire, le côté « dangereux » de la nouvelle loi est avancé par le comité référendaire pour deux raisons distinctes. La première est liée à l’effet dissuasif qu’une arme pourrait avoir à l’encontre de potentiels criminels, particulièrement dans des régions périphériques de la Suisse. Un accès plus difficile aux armes à feu pour les personnes privées rendrait la Suisse plus « intéressante » à brigander vu que ses citoyens seraient désarmés. Or, dans la situation actuelle, plusieurs centaines de milliers de conscrits et anciens conscrits ont déjà leur arme de service à la maison, sans toutefois disposer de munitions, ces dernières ayant été retirées aux personnes hors du service militaire à partir de 2007. Par conséquent, seule une minorité de détenteurs d’armes ont réellement à disposition des armes prêtes à l’emploi.
La seconde raison est que la nouvelle loi créerait un « monstre bureaucratique » pour enregistrer et contrôler le commerce et la détention d’armes en Suisse. Cette tâche détournerait le travail de la police, qui ne pourrait plus correctement assurer la sécurité de la population, car elle serait débordée par des tâches administratives.
La Suisse, bien qu’un des pays les plus armés du monde avec un taux de 27,6 armes à feu pour 100 habitants[5], connait très peu de violence commise avec ces armes. Peu d’homicides et de fusillades sont recensés dans le pays, qui est à ce titre considéré comme l’un des plus sûrs d’Europe. Les opposants à la nouvelle loi sur les armes mettent en avant ces chiffres pour appuyer leur propos.
Toutefois, en termes de suicides par armes à feu, la Suisse se retrouve aux avant-postes avec près de 2,55 cas pour 100 000 habitants en 2015[6]. Ces chiffres sont généralement tus ou minimisés par les opposants au durcissement de la loi sur les armes.
Les opposants à la nouvelle loi mettent également en avant la liberté individuelle, ainsi que la tradition suisse de posséder des armes et de s’en servir. Ceci rejoint l’argumentation avancée par les défenseurs d’une vision libérale sur les armes aux États-Unis.
L’argument selon lequel cette nouvelle loi serait « antisuisse » s’appuie surtout sur la notion de l’« exception suisse ». Selon les référendaires, grâce à la confiance que l’État lui donne, le citoyen suisse serait plus responsable de ses actes que ses homologues européens. De plus, le fait de voir le Parlement fédéral modifier une loi dans l’unique but de la rendre « eurocompatible » irrite plus d’un opposant à la nouvelle loi. En effet, dans cette vision, Bruxelles forcerait la Suisse à adopter une loi qui contient tous les défauts présentés ci-dessus en plus de ne pas tenir compte des traditions d’un État qui n’est même pas membre de l’Union.
Le point de vue des partisans de la nouvelle loi
Les partisans de la nouvelle loi mettent en avant la nécessité d’adapter la législation nationale pour qu’elle reste compatible avec l’acquis de Schengen. Ils trouvent également que les changements que la nouvelle loi apporte sont minimes par rapport à celle qui est déjà en vigueur. Ces deux arguments sont liés entre eux par un troisième : lors des négociations, la Suisse a bénéficié d’un certain nombre d’exceptions à la directive 2017/853 accordées par l’UE pour tenir compte de la spécificité suisse, notamment dans le cadre du service militaire. En effet, les militaires sont souvent autorisés à garder leur arme (en règle générale un fusil d’assaut SIG-550) à titre privé une fois accompli le service, à condition de respecter quelques conditions[7]. Ces dernières restent inchangées par la nouvelle loi soumise à référendum.
La nouvelle LArm ne prévoit ainsi aucune modification portant sur la détention des armes par les militaires pendant et après leur service. Il est donc faux d’affirmer que le Parlement suisse s’est fait dicter la nouvelle loi par l’UE puisque la Suisse a pu négocier des exceptions. Malgré cela, la Société suisse des officiers s’est montrée, même si c’est modérément, favorable à la campagne contre la modification de la LArm, ceci contre l’avis de son ministère de tutelle[8].
Un autre enjeu ?
Malgré les changements minimes contenus dans la nouvelle loi, celle-ci provoque des levées de bouclier dans une partie importante de la population suisse pour les raisons exposées précédemment. Toutefois, les arguments des partisans et des opposants ne se font pas face frontalement, chaque partie accusant l’autre d’argumenter de manière non pertinente.
Il convient de se demander si les changements que la nouvelle loi apporte sont un compromis suffisant entre les partisans d’une loi libérale sur les armes et ceux qui défendent l’appartenance de la Suisse à l’espace Schengen. Le Parlement suisse était conscient qu’il aurait été impensable de davantage durcir la loi s’il voulait la faire accepter en votation populaire. Par conséquent, l’argumentaire des partisans de la nouvelle loi insiste beaucoup sur caractère minime des modifications de la LArm par rapport au cadre actuel.
Il semble que la relation de la Suisse avec l’Union européenne en soit l’enjeu principal, essentiellement parce que l’application de l’accord de Schengen implique l’adaptation des législations nationales des États parties. Par ailleurs, un bon nombre de membres du comité référendaire sont proches des milieux eurosceptiques, voire europhobes, ce qui a tendance à tirer les débats en direction des rapports entre Berne et Bruxelles. Somme toute, l’enjeu de ce référendum se situe au niveau du maintien de la Suisse dans l’espace Schengen, bien que le comité référendaire assure que l’UE n’osera pas en exclure la Suisse en cas de refus de la nouvelle loi sur les armes. Le Conseil fédéral est d’un autre avis, car l’acquis de Schengen est automatiquement dénoncé après 90 jours si un comité mixte UE-Suisse ne parvient pas à un accord dans ce délai[9]. L’enjeu dépasse donc largement la modification de la loi sur les armes. Quel camp sera le mieux entendu par la population suisse ? Rendez-vous le 19 mai 2019 pour avoir la réponse.
Auteur
Stagiaire au GRIP dans la section armement/désarmement, Alexandre Munier a étudié les relations internationales à l’Université de Genève et à l’ULB (Bruxelles).
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Enjeux de la nouvelle loi suisse sur les armes
[1]. Directive (UE) 2017/853 du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2017 modifiant la directive 91/477/CEE du Conseil relative au contrôle de l’acquisition et de la détention d’armes, OJ L 137, 24.5.2017, p. 22–39, considérant 36
[2]. Loi fédérale sur les armes, les accessoires d’armes et les munitions (Loi sur les armes, LArm), RO 1998, 2535 et Arrêté fédéral portant approbation et mise en œuvre de l’échange de notes entre la Suisse et l’UE concernant la reprise de la directive (UE) 2017/853 modifiant la directive de l’UE sur les armes (Développement de l’acquis de Schengen), FF 2018, 6131.
[3]. Ibid., art.28.e
[4]. Arguments du comité référendaire, www.eu-diktat-nein.ch/fr
[5]. Smallarmssurvey.org, « Civilian firearms holdings 2017 ».
[6]. Office fédéral de la Statistique, « La population de la Suisse 2015 », Neuchâtel, 2016 et Gunpolicy.org, Switzerland — Gun Facts, Figures and the Law
[7]. Ordonnance concernant l’équipement personnel des militaires (OEPM), art. 29, RO2018 4639.
[8]. sog.ch : « La SSO contre la directive de l’Union européenne sur les armes. Papier de synthèse », 4 février 2019.