Engluée dans une crise protéiforme, l’Union européenne (UE) n’a eu, ces dernières années, que peu d’événements heureux à célébrer. L’adhésion d’un 28ème membre lui donnera, le temps des festivités prévues à Zagreb, l’occasion de se détourner pendant un instant de ses problèmes économiques et institutionnels, mais aussi de mesurer le chemin parcouru depuis le temps où la guerre ravageait les Balkans.

Peuplée de 4,4 millions d’habitants et disposant d’un revenu moyen qui atteint 65 % de la moyenne de l’UE, soit approximativement le niveau de la Pologne, la Croatie est déjà largement tournée vers l’Europe, notamment grâce au tourisme qui compte pour environ un quart de son PIB. Comme beaucoup d’États européens, elle est entrée en 2009 en récession économique et connaît depuis une forte augmentation du chômage, qui évolue en 2013 autour d’un taux de 20 %. À courte échéance, l’adhésion ne devrait cependant guère favoriser l’emploi, puisque la restructuration des chantiers navals et d’importantes industries est annoncée, tandis que pêcheurs et agriculteurs se trouveront, dès le 1er juillet, confrontés à une concurrence accrue.

Contrairement à la Slovénie, entrée dans l’UE en 2004, la Croatie a connu une longue guerre après sa proclamation d’indépendance le 25 juin 1991. Le conflit s’est achevé après l’expulsion, en 1995, d’une bonne part de sa population serbe, qui avait pris les armes dans l’espoir de s’opposer à la sécession de Zagreb de la fédération yougoslave, puis de s’unir à la Serbie.

Aujourd’hui, les plaies rouvertes par le conflit, mais datant largement des atrocités commises durant la Deuxième Guerre mondiale, sont encore loin d’être cicatrisées, comme en ont témoigné les nombreux incidents ayant ciblé les Serbes au début de 2013, notamment lorsqu’il s’est agi d’appliquer une loi permettant aux minorités d’utiliser leur langue dans les localités où elles représentent au moins un tiers de la population. La tension a été particulièrement vive à Vukovar, une des rares municipalités comptant encore une substantielle population serbe. Bien que celle-ci, sur l’ensemble du pays, ne représente plus que 4 % de la population, soit trois fois moins qu’avant le conflit des années 90, sa présence incommode toujours certains milieux croates, à la droite de l’échiquier politique. Cependant, les condamnations fermes prononcées par les autorités gouvernementales de Zagreb, aux mains du Parti social-démocrate, ont permis d’éviter que la situation s’envenime et ont rencontré l’approbation, non seulement de Bruxelles, mais aussi du gouvernement de Belgrade.

Ceci dit, il est frappant de constater que, à la veille de l’adhésion, les deux présidents, le Croate Ivo Josipovic et le Serbe Tomislav Nikolic, ne s’étaient jamais rencontrés, et ceci plus d’un an après l’élection de ce dernier et alors que Josipovic rencontrait plusieurs fois par an son prédécesseur, Boris Tadic. En cause, des maladresses verbales de Nikolic, notamment à propos de Vukovar, qu’il a qualifiée de « ville serbe » alors qu’elle fut pilonnée et conquise par l’armée yougoslave en 1991. Des maladresses qui ont émoustillé la susceptibilité de Josipovic, probablement désireux de ne pas vouloir se laisser dépasser en « patriotisme » sur son aile droite. Une première rencontre est toutefois prévue ce 30 juin à Zagreb, dans le cadre des festivités d’adhésion, et ce, en dépit de la présence annoncée d’officiels du Kosovo, raison souvent avancée par Belgrade pour boycotter diverses réunions internationales.

Une réconciliation encore balbutiante

Néanmoins, les contentieux entre les deux « frères ennemis », unis par de fortes affinités culturelles et linguistiques, ainsi que par un taux élevé de mariages « mixtes », ne sont pas si nombreux. Il y a bien entendu la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par Zagreb, mais la plupart des membres de l’UE en ont fait de même, sans que Belgrade n’exprime plus qu’une passagère mauvaise humeur. Il y a aussi une plainte croisée pour génocide déposée à la Cour internationale de justice, mais la procédure devrait tôt ou tard s’éteindre, soit par un non-lieu, soit – plus vraisemblablement – par un retrait mutuel. Plus difficile à régler est la question des milliers de Serbes qui n’ont pu rentrer en Croatie, parfois en raison d’obstacles mis par les autorités et d’atteintes à leurs droits à la propriété. Sur plus de 400 000 Serbes ayant quitté la Croatie pendant la guerre, seuls 70 000 sont revenus y vivre de manière permanente. À ce propos, le verdict d’appel du Tribunal pénal international (TPI) qui a, en novembre dernier, acquitté deux généraux croates responsables de la principale opération militaire de la guerre, n’a fait que renforcer le sentiment d’injustice ressenti par une grande partie de la population serbe. En effet, l’Opération Tempête d’août 1995, si elle a entraîné, en quatre jours, l’expulsion de 220 000 Serbes de la Krajina sécessionniste et la mort de plus d’un millier, ne s’est finalement soldée par aucune condamnation, que ce soit de la part du TPI ou de la justice croate. En outre, les attendus du jugement d’appel des deux généraux, lourdement condamnés en première instance, niaient toute « responsabilité de commandement », pourtant la pierre angulaire de ce même Tribunal qui avait condamné, selon ce principe, plusieurs dizaines de hauts responsables militaires et politiques serbes de l’époque.

Les obstacles au retour des réfugiés et l’inaptitude manifeste de la justice croate à poursuivre les criminels de guerre issus des rangs gouvernementaux n’ont visiblement guère pesé dans la route de l’adhésion à l’UE. Si celle-ci a été retardée, c’est surtout en raison de deux différends avec la Slovénie. L’un portant sur les frontières terrestres et maritimes des deux États, querelle qui a finalement trouvé son épilogue par un accord conclu fin 2009 ; l’autre concernant les 130 000 épargnants croates grugés par la liquidation, au début des années 1990, de la Ljubljanska Banka, une des principales institutions financières de l’ex-Yougoslavie, basée en Slovénie. Ce n’est que le 11 mars 2013 que les deux pays ont résolu ce litige bancaire, ouvrant la porte, le mois suivant, à la ratification de l’entrée de Zagreb dans le club européen par le parlement de Ljubljana, et donc à la levée de la dernière hypothèque pesant sur l’adhésion de la Croatie.

Il faut reconnaître que l’UE continue d’agir comme un aimant sur la majorité des populations européennes qui n’en font pas encore partie et qu’elle favorise le dépassement des rivalités et l’acceptation de compromis conduisant à des politiques de bon voisinage et de coopération. L’accession croate en donne un bon exemple, tout comme les accords conclus ces derniers mois entre les autorités de Serbie et du Kosovo. Cependant, si le rêve tourne au cauchemar économique et social, rien ne garantit que le « ciment européen » soit suffisant pour surmonter de nouveaux conflits. La Croatie et les États issus de l’ex-Yougoslavie ont donc tout intérêt à promouvoir une réelle réconciliation entre leurs peuples et une coopération économique solide, facilitée par un passé commun.

Légende photo : Février 2013, manifestation à Zagreb contre l’utilisation de l’écriture serbe (alphabet cyrillique) à Vukovar (Crédit : Agence Beta, Belgrade).