La tentative de coup d’État qui s’est déroulée dans la nuit du 15 juillet 2016 en Turquie présente un caractère paradoxal. Bien qu’avortée, elle a mis fin à l’âge d’or du parti AKP qui, depuis 2002, exerçait le pouvoir sans discontinuer en s’appuyant sur une majorité solide, une popularité croissante, une politique économique efficace, et un rapport de force avec les autres acteurs de la vie politique qu’il tournait de plus en plus à son avantage. Toutefois, elle constitue également ce “cadeau de Dieu” qu’évoquait le président Erdogan, une opportunité historique qui doit permettre à l’AKP d’accélérer la transformation en profondeur des institutions, afin de faire émerger un système politique qui consacre son hégémonie à travers un déséquilibre des pouvoirs.
En effet, le passage d’un système parlementaire à un système présidentiel fort constitue la pierre angulaire du projet de transformation de l’État, que l’on voit se dessiner clairement bien avant la réforme constitutionnelle d’avril 2017 avec l’instauration de l’élection du Président au suffrage universel direct. Ce changement de système politique s’établit cependant dans un cadre particulier qui lui donne une signification tout autre : celui de l’état d’urgence, proclamé au lendemain du coup d’État manqué, dont les dispositions exceptionnelles permettent de neutraliser, démanteler et dissuader les forces d’opposition au gouvernement. L’exercice des pouvoirs conférés par l’état d’urgence s’effectue enveloppée d’une rhétorique populiste et nationaliste, qui promet de grandir la nation en la purgeant de ses traîtres tout en la présentant comme constamment menacée par les intrigues de l’étranger.
En particulier, les relations avec l’armée turque s’en trouvent profondément modifiées, celle-ci s’en trouve considérablement affaiblie. En plus d’être une force d’opposition historique au gouvernement de l’AKP, auquel elle s’est confrontée plusieurs fois depuis 2002, l’armée se retrouve impliquée dans le coup d’État manqué, bien que l’état-major s’y soit opposé. En réaction, le gouvernement entreprend une vague de purges au sein des cadres militaires qui paralyse plusieurs secteurs clés de l’institution, tout en établissant un contrôle strict du pouvoir civil sur la hiérarchie militaire. Or, c’est au moment où le gouvernement manie un discours des plus agressifs, assure qu’il recourra à la force pour briser les “terroristes” partout dans son environnement régional, que l’armée semble le moins préparée à en assumer les conséquences.