Le 19 avril 2015 a marqué un tournant dans la position adoptée par l’Union européenne (UE) vis-à-vis de ce qui est désigné aujourd’hui comme la « crise méditerranéenne » ou la « crise migratoire ». Ce jour-là, un bateau contenant environ 700 migrants au départ des côtes libyennes chavire près de l’île italienne de Lampedusa, causant la mort d’au moins 400 d’entre eux[1]. Cette tragédie largement médiatisée rend soudain manifeste l’augmentation des flux migratoires illégaux à travers la Méditerranée, ainsi que le juteux trafic de migrants qui s’y greffe. L’intérêt particulier de l’Europe envers la Libye découle précisément de ces deux phénomènes complexes, tous deux causés par la guerre civile et l’instabilité politique qui règne dans le pays depuis 2011.

Crédit photo : EUNAVFOR MED

Ainsi, cette tragédie a permis aux États membres de l’Union européenne de formuler en un « temps record » [2] une réponse commune face au nombre croissant de décès de migrants tentant de rejoindre l’Europe via la mer. En effet, quatre jours seulement après le drame de Lampedusa et en réponse à celui-ci, l’Union européenne décide « de renforcer sa présence en mer, de lutter contre les trafiquants, de prévenir les flux migratoires illégaux et de renforcer la solidarité et la responsabilité interne »[3] en employant « tous les moyens dont elle dispose pour éviter toute nouvelle perte de vies humaines en mer (…). « [4]

Afin d’atteindre leurs deux principaux objectifs – le démantèlement des réseaux de trafic d’êtres humains et la lutte contre la migration illégale – les États membres de l’UE mettent en place, dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), une opération de gestion de crise en Méditerranée centrale : EUNAVFOR Med Libye. Rapidement rebaptisée « Opération Sophia », cette mission de l’UE n’est cependant pas exempte de critiques.

EUNAVFOR Med Libye : cadre et contenu

Lancée le 22 juin 2015 par l’UE, la mission EUNAVFOR Med Libye a été renommée « Sophia » le 28 septembre 2015 sur proposition de la Haute Représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini[5]. L’opération est financée par les États membres de l’Union européenne à hauteur de 11,82 millions d’euros[6] pour une durée d’un an (renouvelable). Son quartier général est situé à Rome, et elle se compose de quatre phases distinctes :

  1. L’évaluation, la collecte et le partage d’informations, ainsi que la mise en place d’une patrouille en haute mer pour surveiller les activités illégales.
  2. L’arraisonnement en haute mer, la fouille, la saisie et le déroutement des navires suspectés de participer au trafic d’êtres humains.
  3. La mise en œuvre des mêmes tâches qu’au point 2. mais dans les eaux territoriales libyennes. Pour entrer dans cette phase, cependant, un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU ou des autorités compétentes libyennes est nécessaire.
  4. La prise de mesures à l’encontre des réseaux de passeurs en éliminant les navires suspectés de trafic d’êtres humains ou en les rendant inopérants, et ce dans le territoire libyen. Dans ce cas aussi un mandat de l’ONU ou l’autorisation des autorités libyennes est nécessaire.

Les difficultés de l’Opération « Sophia »

Telle qu’elle apparaît, la mission « Sophia » présente deux obstacles majeurs qui entravent son bon déroulement. Premièrement, elle pâtit de l’absence d’un gouvernement libyen, reconnu ni par sa population ni par la communauté internationale. Deuxièmement, elle ne dispose pas de mandat onusien ou d’une autorisation des autorités libyennes qui permette à la mission de se déployer dans les eaux territoriales libyennes.

La première phase de l’Opération « Sophia » s’est déroulée sans difficulté du 22 juin au 6 octobre 2015. Celle-ci terminée, la mission a entamé sa deuxième phase 2 dès le lendemain. Cette phase a également été achevée avec succès, notamment grâce à la résolution 2240 du Conseil de sécurité des Nations unies[7], qui autorise l’UE à intercepter des bateaux suspects en haute mer et à détruire ceux appartenant aux trafiquants. Cette résolution prévoit également l’inspection en haute mer.

Très rapidement néanmoins, l’UE s’est retrouvée dans une impasse. N’ayant pas obtenu de mandat du Conseil de sécurité des Nations unies pour le déploiement de l’Opération « Sophia » dans les eaux territoriales libyennes, l’Union n’a pas été en mesure passer aux phases 2 et 3, qui sont restées lettre morte, compromettant ainsi l’efficacité globale de la mission. La position délicate dans laquelle s’est retrouvée l’Union européenne est aussi due à l’absence d’un interlocuteur à Tripoli. L’opération n’a donc pas pu être poursuivie telle qu’elle avait été conçue au départ.

Et, au lieu d’être complètement interrompue, elle a été étendue à deux tâches dites de « soutien ».

Extension de la mission navale « Sophia »

Le 20 juin 2016, la mission navale européenne « Sophia » s’est vu attribuer deux nouvelles tâches par le Conseil de sécurité des Nations unies, des tâches encadrées par le chapitre VII de la Charte des Nations unies, qui autorise l’usage de la force : 1) la lutte contre les trafics d’armes vers la Libye en violation de l’embargo onusien, et 2) la formation des garde-côtes libyens afin qu’ils soient en mesure de bloquer les trafiquants de migrants et d’armes.

La nouvelle fonction de contrôle de l’embargo sur les armes au large de la Libye, sur laquelle avaient insisté le Royaume-Uni et la France surtout, a été entamée au mois d’octobre 2016. Une première saisie d’armes, notamment de mitrailleuses, de fusils AK‑47, de lance-roquettes, de grenades de mortier et de munitions, a été effectuée en mai 2017[8]. Selon des informations publiées par le blog spécialisé Bruxelles2[9] un mois plus tard, le 22 juin 2017, l’opération « Sophia » aurait découvert « des armes légères et des munitions » à bord d’un navire nommé El Mukhtar. La mission aurait-elle donc commis une « bavure » en laissant passer un navire transportant des armes[10] ? D’après Bruxelles2, l’erreur parait en tout cas difficilement justifiable. La question se pose dès lors de savoir s’il y a ou non volonté de la part du gouvernement d’unité nationale libyen de contourner l’embargo, avec ou sans l’assentiment de la mission et s’il existe un trafic d’armes intra-libyen.

La formation des garde-côtes de la marine libyenne, quant à elle, a débuté au mois de novembre 2016, après un processus de sélection rigoureux de 78 candidats. Cette formation se déroule selon trois cycles. Le premier est « basique »[11], le second est destiné au « perfectionnement » tandis que le dernier est de nature « opérationnelle ».

Selon le HCR, les garde-côtes libyens ont intercepté ou secouru plus de 14 038 personnes à la date du 18 décembre 2017[12].

Il demeure toutefois difficile d’identifier des individus liés au trafic de migrants. Trois raisons expliquent cette difficulté : les liens qu’ils entretiennent avec les milices, le rôle important qu’ils jouent au sein de leur communauté, et particulièrement sur le plan financier[13].

Conclusion

L’Union européenne a respecté le droit de la Libye de contrôler souverainement ses propres frontières, en accord avec les résolutions du Conseil de sécurité et avec ses obligations légales en attendant une nouvelle résolution ou une invitation du gouvernement libyen autorisant l’inspection des eaux territoriales libyennes. La mission navale européenne « Sophia » a joué un rôle important dans la collecte et l’échange d’informations, l’évaluation et la patrouille – c’est-à-dire, dans les phases 1 et 2. Mais les objectifs fixés ont-ils pour autant été atteints ?

On pourrait se demander si l’apport d’un soutien politique européen à la Libye n’aurait pas permis à l’Union européenne, au travers de sa mission navale, de jouer un rôle plus important et plus efficace dans la gestion de cette crise. Un gouvernement libyen stable était, en effet, un prérequis pour le succès de la mission, qui aurait ainsi pu mener à bien les phases 2 et 3 en opérant dans les eaux territoriales libyennes.

L’extension du mandat de l’opération « Sophia » à deux tâches supplémentaires ne semble pas davantage avoir permis à l’Union européenne d’agir efficacement sur le terrain. Finalement, nous nous demandons quelle a été réellement l’utilité de la mission militaire Sophia, puisque celle-ci n’a atteint aucun de ses objectifs : la surveillance du respect de l’embargo sur les armes est controversée, le business du trafic de migrants n’a pas été démantelé et le flux migratoire illégal vers l’Europe se perpétue, bien  qu’une diminution de 11 043 migrants ait été observée entre juillet et août 2017 en comparaison à l’année 2016[14].

Auteur

Ataa Dabour suit un Master en sécurité globale et résolution de conflits et a été stagiaire au GRIP en 2017 sous la direction de Luc Mampaey.

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pdf La mission EUNAFVOR MED Libye: des critiques justifiées?


[2]. RIDDERVOLD Marianne et BOSILCA Ruxandra-Laura, Not so humanitarian after all? Assessing EU naval mission Sophia, ARENA Working Paper 5/2017, p. 10.

[3]. Special meeting of the European Council, 23 avril 2015 – statement, Article 1.

[4]. Ibid. Article 2.

[5]. Force navale de l’UE–Méditerranée Opération Sophia, Factsheet, p. 2.

[6]. Article 11, Council Decision 2015/778 of 18 May 2015 on a European Union military operation in the Southern Central Mediterranean (EUNAVFOR MED) (OJ L122, 19 May 2015): UNCLOS is the United Nations Convention on the Law of the Sea, consulté le 9 septembre 2017.

[7]. S/RES/2240 (2015), Résolution 2240 du Conseil de sécurité́ des Nations unies, 9 octobre 2015.

12. Libye 2016/2017, Amnesty International.

13. House of Lords, Operation Sophia, the EU’s naval mission in the Mediterranean: an impossible challenge, 14th Report of Session 2015-16, p. 12.